Hokkaidō, île de nature et bientôt de nanotechnologie. Un conte moderne, entre traditions ultra-connection.

Hokkaidō, cette grande île au nord du Japon que l’on associe aux vaches paisibles, aux pistes de ski féériques et aux champs de lavande éclatants, est en pleine mutation. Ce paysage pastoral est en train de se transformer en terrain d’expérimentation pour un projet aussi ambitieux qu’inattendu : faire de Hokkaidō un pôle mondial de fabrication de semi-conducteurs ultra-avancés.
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Et au cœur de ce pari XXL, une startup d’État au nom encore inconnu il y a peu : Rapidus.
Un décor de carte postale devenu champ de bataille technologique
Longtemps, Hokkaidō a incarné une certaine idée du Japon tranquille. En hiver, les touristes viennent admirer les sculptures de glace ou dévaler les pistes de poudreuse. En été, les collines prennent des teintes violettes, jaunes ou rouges, grâce aux champs de lavande, de coquelicots et de tournesols. Plus de la moitié des produits laitiers du pays y sont fabriqués.
Mais ces derniers mois, un nouveau type d’infrastructure pousse entre les fermes. À Chitose, petite ville à proximité de Sapporo, d’anciens champs agricoles sont désormais recouverts de béton propre, de réservoirs d’eau géants et de structures futuristes. Le Japon a décidé d’y implanter Rapidus, un acteur chargé de produire les puces électroniques les plus sophistiquées du monde. L’objectif est clair : faire émerger une “Hokkaido Valley”, version enneigée et agricole de la Silicon Valley.
Rapidus, une startup pour rattraper 40 ans de retard
Rapidus est née en 2022, financée par l’État japonais et soutenue par plusieurs géants industriels locaux tels que Toyota, SoftBank, Sony ou NTT. Sa mission : relancer le Japon dans la course aux puces avancées, celles utilisées dans les applications critiques comme l’intelligence artificielle, les supercalculateurs ou les voitures autonomes.
Pour y parvenir, Rapidus ne part pas de zéro. Elle s’appuie sur les avancées d’IBM, notamment sur la technologie 2 nm développée dans les laboratoires d’Albany aux États-Unis. L’enjeu est désormais de transformer cette innovation en un procédé industriel fiable et compétitif, capable d’être reproduit à grande échelle au Japon.
La fabrication de puces 2 nm représente un seuil technologique extrême. Les transistors sont si minuscules que seuls TSMC et Samsung maîtrisent aujourd’hui leur production industrielle. Rapidus veut les rejoindre. Elle a déjà entamé les premières séries de tests et vise une production en masse d’ici 2027 à Chitose, avec une ligne de test opérationnelle dès 2025. Des discussions sont même en cours pour envisager une fab 1,4 nm dans un avenir proche.
Pourquoi Chitose ? Un choix stratégique
Construire une fab avancée au milieu des fermes peut surprendre. Pourtant, ce choix s’explique par des critères très concrets. Une fab consomme des quantités gigantesques d’eau, et Hokkaidō, grâce à sa neige abondante et ses rivières, offre cette ressource en quantité. L’électricité est aussi un facteur clé : la région est bien connectée aux réseaux haute tension et dispose d’un fort potentiel en énergies renouvelables.
Autre avantage non négligeable : Hokkaidō est moins exposée aux risques sismiques que d’autres régions du Japon. Or, quand on installe des machines coûtant plusieurs centaines de millions de dollars, on préfère éviter les tremblements de terre.
Enfin, l’espace. À Tokyo ou Osaka, la densité urbaine rend tout développement complexe et coûteux. À Hokkaidō, il est encore possible de construire sur des centaines d’hectares, en prévoyant routes, logements, infrastructures et zones d’expansion. Et pour souligner son intégration dans le territoire, Rapidus prévoit même de couvrir les toits de ses usines de pelouse, comme un symbole de la cohabitation entre nature et technologie.
Le Japon veut redevenir un géant des puces
Dans les années 1980, le Japon était le leader mondial des semi-conducteurs. Il contrôlait plus de la moitié du marché, avec six entreprises dans le top 10 mondial. Mais une série de décisions politiques, de retards technologiques et un modèle industriel mal adapté à l’évolution du marché ont provoqué un déclin spectaculaire.
Aujourd’hui, le Japon ne représente plus qu’une fraction du marché mondial, principalement dans les équipements, les matériaux et la mémoire. Depuis 2020, le gouvernement japonais a décidé de relancer massivement le secteur, avec près de 27 milliards de dollars investis dans des projets comme ceux de TSMC à Kumamoto, de Micron à Hiroshima et, bien sûr, de Rapidus à Hokkaidō.
Un nouveau plan massif a été annoncé fin 2024 : 10 000 milliards de yens, soit environ 65 milliards de dollars, d’ici 2030 pour soutenir les semi-conducteurs et l’intelligence artificielle. Rapidus est au centre de cette stratégie, et les aides publiques promises dépassent déjà plusieurs milliards de dollars.
Pour atteindre ses objectifs, Rapidus devra surmonter plusieurs obstacles de taille. Le premier est financier. Le coût estimé pour amener la fab à pleine capacité de production en 2 nm est d’environ 32 milliards de dollars. Les subventions actuelles ne suffisent pas : il faudra convaincre des investisseurs privés et des clients de miser sur une entreprise encore jeune.
Le second défi est technologique. Produire des puces en 2 nm ne se résume pas à réussir un prototype. Il faut des rendements élevés, une production régulière et des process stables. Même des géants comme TSMC ou Intel mettent parfois des années avant d’atteindre une production rentable sur un nouveau nœud. Rapidus s’entoure des meilleurs experts, mais elle n’a aucune expérience historique en production de masse sur ces technologies.
Le troisième enjeu, peut-être le plus stratégique, concerne les clients. Les grandes entreprises du secteur comme Apple, Nvidia, AMD, ont déjà des relations profondes avec leurs fournisseurs. Changer de partenaire sur des composants critiques est un pari risqué. Rapidus tente de se démarquer en promettant des cycles de livraison ultra-rapides et des puces sur mesure. Mais cela demandera une confiance totale dans ses capacités industrielles, ce qui ne se décrète pas : cela se gagne, sur le long terme.
Hokkaidō, nouveau terrain d’essai pour une stratégie nationale
Ce qui se passe à Chitose fait écho à une autre expérience japonaise, à Kyushu, où TSMC a installé une fab à Kumamoto. Cette implantation a généré plus de 10 000 emplois directs et indirects, et dynamisé toute la région. Le même modèle est en train d’être reproduit à Hokkaidō, avec Rapidus comme locomotive.
Des géants comme ASML, Tokyo Electron ou des fournisseurs en chimie fine s’installent déjà à proximité. Le gouvernement local, lui, rêve d’un écosystème global où japonais et étrangers coopéreraient à tous les niveaux de la chaîne : du design jusqu’au packaging.
Partout au Japon, le mouvement s’accélère. Micron transforme son site de Hiroshima pour produire de la mémoire avancée, tandis que Samsung ouvre un centre R&D à Yokohama. Le Japon veut redevenir un acteur central, et Rapidus est le symbole le plus visible de cette ambition.
Derrière les annonces spectaculaires, la transformation de Hokkaidō a des conséquences très concrètes. Les universités adaptent déjà leurs formations pour former les ingénieurs de demain. Hokkaidō University multiplie les cursus en microélectronique, comme cela a été fait à Kyushu après l’arrivée de TSMC.
Mais il y a aussi des tensions. Rapidus admet ne pas pouvoir recruter tous ses talents localement et devra faire venir des ingénieurs étrangers. Dans un pays où l’immigration reste un sujet sensible, ce sera un défi en soi.
L’arrivée massive d’ingénieurs fait aussi flamber les loyers et les prix du foncier. À Kumamoto, certains agriculteurs ont déjà vu leurs terrains rachetés, ou leurs baux non renouvelés. Hokkaidō observe cela avec attention, car les mêmes dynamiques pourraient s’y reproduire.
Dans les cafés de Sapporo comme dans les fermes autour de Chitose, les avis sont partagés. Certains jeunes se réjouissent de pouvoir enfin bâtir une carrière locale dans la tech. D’autres, plus âgés, redoutent la disparition du Hokkaidō qu’ils connaissent : plus d’usines, plus de logistique, mais moins de terres agricoles et de tranquillité.
Une ambition économique
Les semi-conducteurs sont devenus l’équivalent moderne du pétrole. Sans eux, pas d’intelligence artificielle, pas de cloud, pas de véhicules électriques. Aujourd’hui, la production des puces les plus avancées repose presque entièrement sur Taïwan et la Corée du Sud.
En soutenant Rapidus, le Japon veut s’extraire de cette dépendance. Il cherche aussi à renforcer sa position géopolitique : pouvoir dire à Washington ou à Bruxelles que le Japon produit lui aussi des technologies critiques, c’est disposer d’un levier de négociation dans un monde instable.
Si Rapidus échoue, ce seront des milliards de yens engloutis pour rien. Mais si elle réussit, le Japon ne sera plus seulement une terre d’équipements et de matériaux, mais un véritable pilier de la microélectronique mondiale.
Promesse ou mirage ?
Aujourd’hui, Hokkaidō reste encore ce qu’elle a toujours été : des paysages grandioses, des prairies fleuries, des vaches tranquilles. Mais à l’horizon, les silhouettes des grues tracent une nouvelle ligne de temps.
Les wafers tests de Rapidus commencent à sortir, les financements publics s’accumulent, et les experts restent divisés. Certains voient dans ce projet la dernière chance pour le Japon de revenir au sommet. D’autres le jugent trop tardif, trop ambitieux, face à des géants comme TSMC ou Samsung.
Une chose est certaine : si Hokkaidō réussit sa métamorphose, ce ne sera pas seulement l’histoire d’une usine. Ce sera celle d’un pays tout entier, qui aura décidé de réécrire son futur technologique… à partir d’une île que l’on connaissait surtout pour ses fleurs, ses fromages, et son hiver éternel.
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