Pourquoi continue-t-on au Japon Ă consommer du mochi prĂ©cisĂ©ment au moment oĂč il est le plus dangereux ?

Chaque dĂ©but janvier au Japon, les journaux tĂ©lĂ©visĂ©s se suivent et se ressemblent : un hĂŽpital filmĂ© en plan fixe, un bandeau rouge clignotant avec la mention « URGENCE », et des chiffres qui dĂ©filent. Ils racontent toujours la mĂȘme histoire : des personnes ĂągĂ©es hospitalisĂ©es, parfois dĂ©cĂ©dĂ©es, aprĂšs avoir mangé⊠du mochi.
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Ce petit gĂąteau de riz gluant, souvent associĂ© aux desserts kawaii et aux photos Instagram, cache un potentiel lĂ©tal insoupçonnĂ©. Rien que pour les trois premiers jours de 2025, neuf personnes ont Ă©tĂ© hospitalisĂ©es Ă Tokyo pour des Ă©touffements liĂ©s au mochi. Deux dâentre elles nâont pas survĂ©cu. Elles avaient toutes plus de 70 ans.
đĄ Une douceur collante⊠et fatale
Le mochi, dans sa forme traditionnelle, est fabriquĂ© Ă partir de riz gluant, cuit Ă la vapeur puis pilĂ© avec force jusquâĂ devenir une pĂąte compacte, Ă©lastique, presque caoutchouteuse. Sa texture est particuliĂšrement collante, au point de se coller aux dents, au palais, et parfois mĂȘme de se ventouser dans la gorge.
Avaler un morceau un peu trop gros, surtout sans salive ou avec une dentition fragile, peut suffire Ă bloquer les voies respiratoires. Au Japon, les donnĂ©es mĂ©dicales sont claires : environ 10 % des arrĂȘts cardiaques liĂ©s Ă la suffocation sont causĂ©s par des gĂąteaux de riz, et un quart de ces accidents surviennent pendant les trois premiers jours de janvier.
Autrement dit, chaque annĂ©e, janvier devient le mois du mochi-killer. Et paradoxalement, câest aussi celui oĂč tout le monde en mange.
đŻ Le mochi, symbole de vie et de divin
Manger du mochi au Nouvel An ne relĂšve pas seulement du goĂ»t ou de la gourmandise. Câest un geste profondĂ©ment ancrĂ© dans la culture japonaise. Le riz, au Japon, nâest pas quâun aliment : il a longtemps Ă©tĂ© la richesse principale, lâunitĂ© de mesure des impĂŽts, lâoffrande faite aux dieux. Dans cette logique, le mochi, forme concentrĂ©e et presque magique du riz, est perçu comme une rĂ©serve de vitalitĂ© et un porte-bonheur comestible.
Le Nouvel An japonais, OshĆgatsu, ne se rĂ©sume pas Ă une fĂȘte de passage. Câest un vĂ©ritable renouveau spirituel. On nettoie la maison, on purifie les objets, on efface symboliquement les traces de lâannĂ©e passĂ©e. Et dans cette remise Ă zĂ©ro, le mochi joue un rĂŽle central.
đȘ Kagami mochi
DĂšs la fin du mois de dĂ©cembre, les foyers japonais sâornent dâun objet bien particulier : le kagami mochi. Il sâagit de deux galettes de mochi superposĂ©es, surmontĂ©es dâun petit agrume. Cette forme bombĂ©e rappelle les anciens miroirs sacrĂ©s en bronze, utilisĂ©s dans les rituels shintĆ. Câest pour cette raison quâon parle de âmochi miroirâ.
Dans la tradition, le kagami mochi sert de lieu dâaccueil pour la divinitĂ© du Nouvel An, Toshigami. Il symbolise Ă©galement la dualitĂ© : lâannĂ©e passĂ©e et celle Ă venir, le soleil et la lune, la vie et la mort. Câest un objet sacrĂ©, qui doit ĂȘtre respectĂ©, et dont la prĂ©sence est censĂ©e assurer la longĂ©vitĂ© et la prospĂ©ritĂ© de la maison.
đš Kagami biraki : quand on brise le miroir pour manger la bĂ©nĂ©diction
Une fois les festivitĂ©s terminĂ©es, la divinitĂ© repart, et le kagami mochi, durci par le temps, est rĂ©cupĂ©rĂ© pour ĂȘtre mangĂ©. Ce geste, chargĂ© de sens, porte le nom de kagami biraki, littĂ©ralement âouverture du miroirâ. La cĂ©rĂ©monie a gĂ©nĂ©ralement lieu le 11 janvier, date considĂ©rĂ©e comme propice.
Mais lĂ encore, tout se fait selon des rĂšgles bien prĂ©cises. On ne coupe pas le mochi avec un couteau, car le mot âcouperâ Ă©voque la rupture, un mauvais prĂ©sage pour lâannĂ©e Ă venir. On le brise Ă la main ou Ă lâaide dâun maillet, en morceaux irrĂ©guliers. Ensuite, on le cuisine, le plus souvent dans une soupe ozĆni, ou dans dâautres plats traditionnels.
Manger ce mochi, câest absorber symboliquement la bĂ©nĂ©diction laissĂ©e par la divinitĂ©. Un acte de communion spirituelle⊠qui peut pourtant devenir un drame sâil nâest pas fait avec prudence.
âïž Des samouraĂŻs Ă lâempereur : le mochi, un aliment de pouvoir
Lâhistoire du mochi sâenracine profondĂ©ment dans le Japon impĂ©rial et guerrier. DĂšs lâĂ©poque Heian (794â1185), la cour pratiquait un rituel nommĂ© hagatame no gi, ou âcĂ©rĂ©monie pour durcir les dentsâ. On y proposait Ă lâempereur des aliments durs, dont du mochi bien sec, pour renforcer symboliquement sa dentition, considĂ©rĂ©e comme le reflet de sa vitalitĂ© et, par extension, de celle du pays.
Plus tard, durant les pĂ©riodes de guerre, les samouraĂŻs eux-mĂȘmes incluent le mochi dans leurs rituels. Lors de la cĂ©rĂ©monie du gusoku iwai, ils offrent du mochi Ă leur armure, vue comme une extension de leur Ăąme. Câest aussi dans ce contexte que lâusage du maillet pour briser le mochi se dĂ©veloppe.
Ainsi, manger du mochi au Nouvel An, câest sâinscrire dans une tradition de pouvoir, de protection et de transmission.
đČ OzĆni : la soupe familiale qui peut Ă©touffer
Aujourdâhui, le mochi du Nouvel An est surtout consommĂ© dans un plat emblĂ©matique : lâozĆni. Il sâagit dâune soupe chaude, dont la recette varie Ă©normĂ©ment selon les rĂ©gions. Bouillon clair dans le Kansai, miso dans le Kanto, mochi grillĂ© ou bouilli, lĂ©gumes, poulet, surimi… chaque famille possĂšde sa propre version, transmise comme un hĂ©ritage prĂ©cieux.
Mais ce qui reste constant, câest la prĂ©sence dâun morceau de mochi mou, souvent trĂšs collant, qui peut devenir dangereux lorsquâil est mal mĂąchĂ© ou consommĂ© trop rapidement. Les personnes ĂągĂ©es, les enfants, ou simplement les gourmands pressĂ©s sont les plus vulnĂ©rables.
đŻđ” Alors pourquoi continuer Ă en manger ?
On pourrait sâimaginer quâavec de tels risques, le Japon aurait banni le mochi du Nouvel An. Mais ce serait mal connaĂźtre lâimportance de certaines traditions.
Le mochi incarne la continuitĂ©. Renoncer Ă lui, ce serait comme arracher une page entiĂšre de lâhistoire familiale. Pour beaucoup, ce gĂąteau de riz est le lien invisible qui relie les gĂ©nĂ©rations, les vivants et les ancĂȘtres, le monde terrestre et le monde spirituel.
Il est aussi une maniĂšre douce de pratiquer le shintĆ. Pas de sermon, pas de croyance rigide, juste des gestes rituels intĂ©grĂ©s Ă la vie quotidienne, comme poser un kagami mochi sur une Ă©tagĂšre ou le partager en famille le 11 janvier.
Il y a enfin une dimension affective trĂšs forte. Le mochi Ă©voque la chaleur des souvenirs dâenfance, la maison des grands-parents, les fĂȘtes de quartier, le son rĂ©gulier du maillet qui Ă©crase le riz. On ne tourne pas si facilement le dos Ă ce genre de madeleine collante.
Et puis, il faut ĂȘtre honnĂȘte : pour la majoritĂ© des gens, le risque reste faible. Les accidents concernent surtout des personnes ĂągĂ©es ou fragiles, et des mesures de prĂ©caution permettent largement de rĂ©duire le danger.
â Manger du mochi sans finir aux urgences : mode dâemploi
Les autorités japonaises publient chaque année des recommandations simples mais efficaces pour éviter les accidents. Il est conseillé de couper le mochi en trÚs petits morceaux, de bien mùcher, de boire un liquide chaud pour aider à la déglutition, et surtout de ne pas laisser les personnes ùgées manger seules.
En cas de blocage, il faut immĂ©diatement appeler le 119, et si la personne peut encore tousser, lây encourager. Dans les cas les plus graves, les manĆuvres de dĂ©sobstruction ou des tapes dans le dos peuvent sauver une vie. Les formations de premiers secours sont vivement recommandĂ©es.
Par ailleurs, certaines entreprises japonaises ont commencĂ© Ă dĂ©velopper des mochis âsoftâ, plus tendres, pensĂ©s pour les personnes ĂągĂ©es. Ce nâest pas aussi satisfaisant quâun bon mochi grillĂ©, mais cela peut faire la diffĂ©rence entre un moment de fĂȘte et une urgence mĂ©dicale.
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