đŸ§Ș UnitĂ© 731 : pourquoi le Japon se dĂ©bat encore avec ce passĂ©

Ce n’est pas parce qu’un film rouvre les cicatrices qu’il faut oublier l’histoire car raconter le passĂ©, c’est aussi prĂ©venir l’avenir…

On se raconte la Seconde Guerre mondiale pour ne pas recommencer, on dit. La vĂ©ritĂ©, c’est qu’on s’en parle surtout pour ne pas s’habituer. Les maigres dossiers exhumĂ©s en 2024, les images retrouvĂ©es dans un coffre familial, l’excuse d’un vieil homme devant une stĂšle Ă  Harbin : tout cela ne rĂ©pare rien.

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Mais cela empĂȘche l’effacement. Et, parfois, c’est prĂ©cisĂ©ment ce qu’on peut faire de mieux.

Les repĂšres historiques

  • 1936–1945 : activitĂ© du programme d’armes biologiques de l’armĂ©e impĂ©riale (UnitĂ© 731 & rĂ©seau).
  • AoĂ»t 1945 : capitulation du Japon. Destructions massives d’archives, tentatives d’effacer les traces.
  • 2002 : un tribunal de Tokyo reconnaĂźt l’existence d’expĂ©rimentations humaines et d’attaques biologiques.
  • Mai 2024 : publication des listes du personnel de l’UnitĂ© 1644 par les Archives nationales du Japon.
  • 13 aoĂ»t 2024 : Hideo Shimizu s’excuse publiquement au site-musĂ©e de 731 Ă  Harbin.
  • Septembre 2024 : sortie repoussĂ©e de 731 Biochemical Revelations en Chine.

Pourquoi on en reparle

À l’approche des 80 ans de la capitulation japonaise (aoĂ»t 1945 → aoĂ»t 2025), la Seconde Guerre mondiale sort des manuels pour revenir dans le dĂ©bat public. En 2024, plusieurs signaux ont rallumĂ© les projecteurs sur l’UnitĂ© 731 — le programme d’armes biologiques de l’armĂ©e impĂ©riale japonaise (1936–1945) :

  • l’ouverture de documents militaires d’époque, qui a redonnĂ© de la matiĂšre aux chercheurs ;
  • la polĂ©mique autour d’un film chinois, 731 Biochemical Revelations, d’abord dĂ©programmĂ© puis repoussĂ© Ă  septembre 2024 sans explication, dĂ©clenchant un tollĂ© en ligne ;
  • et surtout, la prise de parole d’un tĂ©moin rare : Hideo Shimizu, 95 ans, ancien membre du corps des jeunes rattachĂ© Ă  731, revenu en Chine pour s’excuser publiquement.

Harbin, 13 août 2024 : un survivant face aux preuves

Nagano, centre du Japon. À 14 ans, Hideo Shimizu rejoint le corps des jeunes de l’UnitĂ© 731. Il arrive au QG en Mandchourie dĂ©but 1945 — cinq mois avant la fin de la guerre. Il pense fabriquer des piĂšces ; il dĂ©couvre des blouses blanches. TrĂšs vite, l’onde de choc : une salle tapissĂ©e de bocaux, des organes humains conservĂ©s, et — dit-il — le corps d’une femme enceinte entier dans du formol.

Shimizu raconte aussi ĂȘtre tombĂ© gravement malade aprĂšs avoir mangĂ© un morceau de pain donnĂ© par un aĂźnĂ© ; il en dĂ©duit que des expĂ©riences Ă©taient menĂ©es jusque sur les jeunes recrues. Dans l’argot des mĂ©decins militaires, les prisonniers cobayes sont des maruta — « bĂ»ches ». « Je n’ai jamais vu de maruta vivants », dit-il. « On me demandait de ramasser les os aprĂšs les crĂ©mations et de les mettre en sac. »

Le 13 aoĂ»t 2024, Shimizu se rend au musĂ©e de l’ancien site de l’UnitĂ© 731 Ă  Harbin. Il prĂ©sente ses excuses devant une stĂšle contre la guerre et pour la mĂ©moire des victimes. Un geste accueilli avec respect en Chine, mais contestĂ© par certains au Japon, oĂč l’on prĂ©fĂšre parfois le rĂ©cit victimaire (bombardements, famines) aux zones d’ombre du rĂŽle de bourreau.

La paperasse rattrape l’histoire : des noms, des photos, des trajets

La mĂ©moire, ce n’est pas que des tĂ©moignages ; c’est aussi des archives qui parlent. En mai 2024, Ă  la demande de chercheurs, les Archives nationales du Japon rendent publique la liste du personnel de l’UnitĂ© 1644 (basĂ©e Ă  Nankin), autre brique du programme bio. À des centaines de kilomĂštres de lĂ , chez lui Ă  Nagano, Katsutoshi Takegami ouvre un vieux coffre de son pĂšre : photos, livret militaire, preuves d’affectation Ă  1644. Il se met Ă  remonter la piste : qui, oĂč, quand, avec qui ?

Pour l’historienne Lv Jing (universitĂ© de Nankin), ces listes sont « un trĂ©sor », parce qu’elles dessinent enfin l’organigramme d’un systĂšme tentaculaire : du nord (731, Harbin) au sud (8604 Ă  Canton/Guangzhou), jusqu’à 9420 Ă  Singapour. Des unitĂ©s au nom euphĂ©misĂ© — « anti-Ă©pidĂ©mie et distribution d’eau » — chargĂ©es de protĂ©ger leurs troupes
 et d’infecter l’ennemi (peste, cholĂ©ra, typhus, paludisme), parfois par lĂąchers d’insectes et contamination de points d’eau.

Le chiffre noir et la bataille des récits

Les historiens estiment environ 3 000 morts directement imputables aux expĂ©rimentations de l’UnitĂ© 731 — et beaucoup plus si l’on inclut les attaques biologiques menĂ©es sur le terrain. En 2002, un tribunal de Tokyo juge que l’armĂ©e a bien menĂ© des expĂ©rimentations humaines et une guerre biologique. L’État, lui, n’a jamais prĂ©sentĂ© d’excuses spĂ©cifiques pour 731 et continue d’affirmer ne pas avoir trouvĂ© de preuves « officielles » d’expĂ©riences sur des prisonniers chinois. Deux vĂ©ritĂ©s qui s’affrontent : celle du droit (froid, institutionnel) et celle des archives + tĂ©moins (chaude, fragmentaire, persistante).

ImmunitĂ© made in USA : le jour oĂč la justice a cĂ©dĂ©

Pourquoi tant d’acteurs de 731 ont-ils refait leur vie aprĂšs 1945, certains Ă  la tĂȘte d’instituts mĂ©dicaux ou de boĂźtes pharma ? Parce qu’ils ont Ă©tĂ© protĂ©gĂ©s. À la fin de la guerre, les États-Unis nĂ©gocient l’immunitĂ© des chefs de 731, rĂ©cupĂšrent leurs carnets de labo, et gardent le tout secret pendant des dĂ©cennies — le temps de la guerre froide.

L’historien Barak Kushner (Cambridge) parle d’« Ă©chec de justice au plus haut niveau ». Comparaison assumĂ©e avec l’OpĂ©ration Paperclip, qui a blanchi des scientifiques allemands — ex-nazis compris — pour les programmes missiles et spatial amĂ©ricains. Le rĂ©alisme gĂ©opolitique a primĂ© sur l’éthique.

En Chine, le feuilleton du film 731 Biochemical Revelations a Ă©lectrisĂ© les timelines Ă  l’étĂ© 2024. Le dĂ©bat est posĂ© : comment raconter l’horreur sans instrumentaliser la douleur ? Et comment Ă©viter l’oubli quand les tĂ©moins disparaissent ?

Ce qu’on sait, ce qu’on cherche encore

Ce qu’on sait :

  • 731 et consorts fonctionnaient comme un rĂ©seau d’unitĂ©s spĂ©cialisĂ©es, du nord au sud de l’Asie orientale.
  • Les couvertures « sanitaires » ont servi d’écran pour des programmes offensifs.
  • Des listes nominales Ă©mergent (ex. 1644), ouvrant des pistes pour identifier des personnels encore en vie, croiser lieux et dates, et alimenter les demandes de vĂ©ritĂ©.

Ce qui manque :

  • Un reconnaissance politique claire au Japon sur la totalitĂ© du programme.
  • Un accĂšs intĂ©gral aux archives (toutes).
  • Un travail transnational pour documenter les victimes (noms, parcours), au-delĂ  des grandes masses.

Pourquoi l’histoire de 731 nous concerne en 2025

Parce que l’éthique scientifique ne se rĂ©sume pas Ă  un serment d’Hippocrate accrochĂ© au mur. L’histoire de 731 rappelle que des mĂ©decins, des biologistes, des logisticiens peuvent basculer — vite — d’un « protĂ©ger » Ă  un « dĂ©truire », si l’État l’exige et si la docilitĂ© l’emporte. Parce que la biotechnologie progresse Ă  une vitesse folle, que la dĂ©sinformation adore les zones grises historiques, et que les archives — froides mais tĂȘtues — restent notre meilleur antidote.

Et parce que des voix tardive, imparfaite, contestĂ©e — crĂ©ent une brĂšche. Dans cette brĂšche, on peut loger au minimum : un nom, une date, un regret. C’est peu. C’est dĂ©jĂ  beaucoup.

À voir / à savoir (si vous passez par là)

  • MusĂ©e du site de l’UnitĂ© 731 (Harbin) : exposition choc, contextualisĂ©e, qui montre comment la logistique ordinaire peut servir l’horreur.
  • MusĂ©es locaux au Japon (Nagano, etc.) : expos citoyennes portĂ©es par des profs et bĂ©nĂ©voles, utiles pour saisir la bataille des rĂ©cits.

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Auteur/autrice : Louis Japon

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