🌏 Comment le Japon bâtit un « archipel de missiles » aux portes de Taïwan

Tokyo est en train de transformer la chaîne des Ryūkyū en ce que certains appellent un « missile archipelago ».

Imagine une petite île japonaise et les côtes de Taïwan qui se dessinent à l’horizon. Vous êtes à Yonaguni, l’extrême ouest du Japon.

Et aujourd’hui, Yonaguni n’est plus seulement une destination de plongée. C’est un avant-poste militaire, avec radars, batteries de missiles sol-air et bientôt une unité de guerre électronique.

Où se trouve exactement cet « archipel de missiles » ?

Pour comprendre l’enjeu, il suffit presque de regarder une carte :

Tokyo est à environ 2 000 kilomètres de Yonaguni. Taïwan, elle, n’est qu’à une centaine de kilomètres. Autrement dit, ces îles du sud-ouest japonais sont bien plus proches des côtes taïwanaises que du cœur du Japon.

À côté de Yonaguni, on trouve Ishigaki et Miyako. Ces îles se situent juste à côté des passages maritimes clés par lesquels la marine chinoise doit transiter pour sortir de la mer de Chine orientale vers le vaste Pacifique, notamment le détroit de Miyako et le canal de Bashi.

Historiquement, l’archipel des Ryūkyū n’a été annexé par le Japon qu’au XIXᵉ siècle. Yonaguni commerçait davantage avec Taïwan qu’avec le Japon principal. Ce passé explique en partie pourquoi les habitants ont parfois l’impression d’être pris entre plusieurs mondes.

La géographie a déjà rappelé sa dureté. Lors des grandes manœuvres chinoises qui ont suivi la visite de Pelosi à Taïwan, plusieurs missiles balistiques chinois sont tombés dans la zone économique exclusive japonaise, non loin des îles les plus au sud.

Pour Tokyo, si Taïwan est prise pour cible, ces îles japonaises sont déjà dans la ligne de feu.

Ce que le Japon installe concrètement sur ses îles

On pourrait croire à un simple renforcement de bases existantes, mais le mouvement est bien plus profond.

Sur Yonaguni, il y avait déjà un radar et une petite base des Forces d’autodéfense japonaises. Progressivement, des missiles d’interception Patriot PAC-3 y ont été déployés, comme à Miyako et Ishigaki. Désormais, Tokyo passe à l’étape suivante.

Des systèmes sol-air Type 03 Chū-SAM, mobiles et capables d’intercepter avions, missiles de croisière et certaines menaces balistiques, sont annoncés sur l’île. Une unité spécialisée dans la guerre électronique et la défense aérienne doit aussi venir brouiller et surveiller les moyens chinois dans le détroit tout proche. Le ministre de la Défense a d’ailleurs expliqué que l’installation de ces missiles devait « réduire le risque d’attaque » contre le Japon.

Plus au nord, sur Ishigaki, Miyako ou Amami, la montée en puissance est déjà bien avancée. Des unités de missiles antinavires Type 12 y sont déployées, bientôt épaulées par des Type 03 sol-air supplémentaires et des PAC-3.

Le Type 12 amélioré joue ici un rôle central. C’est la version modernisée d’un missile antinavire existant, dont la portée doit dépasser les 900 kilomètres, voire plus de 1 000 kilomètres selon certaines analyses. Depuis Kyūshū et les îles du sud, ces missiles couvriraient une grande partie de la côte est de la Chine et des routes maritimes vers le Pacifique.

Dans le même temps, l’îlot inhabité de Mageshima, plus au nord-est, est transformé en grande base aérienne pour l’entraînement d’avions japonais et américains, notamment des F-35. On y construit des pistes, des dépôts de munitions et des réservoirs de carburant. Mageshima sert moins à frapper qu’à soutenir l’ensemble du système, comme un porte-avions insubmersible en arrière-plan.

La logique militaire derrière les Ryūkyū: un couloir de feu

Vu d’un état-major, le plan japonais est assez clair. Il s’agit de disposer, tout le long des Ryūkyū, des batteries de missiles antinavires et sol-air, de les connecter à un réseau de radars terrestres, à des navires équipés du système Aegis, à des avions de patrouille et à des satellites, puis de transformer chaque détroit entre les îles en goulot d’étranglement placé sous une menace de frappe permanente.

Des think tanks spécialisés décrivent depuis des années ce scénario. Une ligne de batteries de missiles dans les Ryūkyū serait capable de créer un couloir de tirs croisés dans la mer de Chine orientale. Pour la marine chinoise, cela signifie qu’il faudrait neutraliser une grande partie de ces positions avant même de pouvoir sortir en haute mer en cas de crise majeure.

Des analyses parlent désormais d’un « mur sud-ouest » de bases, radars et systèmes d’armes, de Yonaguni à Mageshima, tous situés à quelques centaines de kilomètres de Taïwan. En cas de conflit autour de l’île, ces sites deviendraient soit des plateformes de tir, soit des cibles prioritaires pour Pékin.

On est loin de la posture défensive centrée sur Okinawa des années 1990. Le Japon adopte une véritable architecture d’anti-accès et d’interdiction de zone, en écho aux préoccupations américaines face à l’expansion de la flotte chinoise.

Comment le Japon en est arrivé là

Ce basculement ne s’est pas fait du jour au lendemain.

Dès 2022, Tokyo publie une Stratégie de sécurité nationale qui désigne explicitement la Chine comme principal défi stratégique et prévoit de porter les dépenses de défense à 2 % du PIB d’ici 2027. C’est un tournant majeur pour un pays longtemps associé au pacifisme constitutionnel.

Cette stratégie introduit aussi l’idée de « capacités de contre-frappe ». Concrètement, le Japon veut se donner les moyens de frapper des bases de lancement ennemies ou des forces d’invasion le plus tôt et le plus loin possible, à l’aide de missiles de longue portée.

Dans la pratique, cela se traduit par l’achat d’environ 400 missiles de croisière Tomahawk américains pour les destroyers Aegis, l’accélération du programme de Type 12 amélioré déployé depuis la terre, la mer ou les airs, et le développement de projectiles planants à grande vitesse et de missiles hypersoniques pour la défense des îles éloignées.

Les budgets suivent la même courbe ascendente. Pour 2025, le Japon valide un budget de défense record comprenant une très forte part consacrée aux systèmes de frappe à distance et à la défense antimissile.

L’arrivée au pouvoir d’une Première ministre plus dure sur les questions de sécurité a encore accéléré ce mouvement. Elle veut atteindre l’objectif des 2 % de PIB dès le milieu de la décennie et a déclaré qu’une attaque ou un blocus chinois contre Taïwan pourrait être considéré comme une situation menaçant la survie du Japon au sens de la Constitution, ouvrant ainsi la voie à une intervention militaire aux côtés des États-Unis.

L’archipel de missiles n’est donc pas une lubie locale. C’est la traduction géographique d’un changement de doctrine national.

La réponse narrative de Pékin

Face à cette militarisation accélérée des îles japonaises, la Chine a construit son propre récit. Les autorités et les médias officiels présentent le déploiement de missiles sur Yonaguni et les autres îles du sud comme une tentative de créer des tensions régionales et de provoquer une confrontation militaire. Le ministère chinois de la Défense avertit que le Japon paiera un prix douloureux s’il « sort de son rôle » sur la question de Taïwan.

Les commentateurs proches du pouvoir comparent la situation actuelle à la période impériale, accusant Tokyo de trahir son pacifisme constitutionnel. Dans cette lecture, l’archipel de missiles serait une extension directe de la stratégie américaine d’endiguement, un réseau de futurs porte-avions insubmersibles pointés vers la côte chinoise.

Cet angle occulte le fait que les missiles chinois couvrent déjà l’ensemble des bases japonaises de la région, mais il fonctionne sur le plan intérieur en mobilisant la mémoire de la guerre et le spectre d’un retour du militarisme japonais.

Taïwan, entre gratitude et prudence

Pour Taïwan, officiellement, Taipei insiste sur 2 points. D’abord, Tokyo a le droit de défendre son territoire. Ensuite, un Japon militairement plus solide peut contribuer à la sécurité régionale, tant qu’il ne cherche pas à rouvrir des revendications territoriales.

Les dirigeants taïwanais ont plusieurs fois salué les déclarations de soutien venues de Tokyo et la coopération de défense informelle qui se renforce. Dans les faits, ils savent que les bases japonaises des Ryūkyū peuvent servir d’arrière-base logistique à l’alliance américano-japonaise en cas de crise et potentiellement héberger des systèmes contribuant à la défense de l’île.

Mais il y a un revers. Plus le Japon militarise ses îles du sud, plus Taïwan devient, par ricochet, une source de risque pour ces communautés locales qui se retrouveraient en première ligne face à d’éventuelles frappes chinoises de représailles.

Autrement dit, pour Taïwan, l’archipel de missiles est à la fois un bouclier potentiel et un rappel constant de la gravité des scénarios envisagés.

Vivre sur une île qui devient cible potentielle

Essayez un instant de vous mettre à la place des habitants de Yonaguni. Vous vivez sur une petite île isolée, où la vie tourne autour de la pêche, de l’agriculture, de l’école du coin et des touristes qui viennent plonger. En quelques années, des militaires arrivent avec leurs familles. Des radars, des missiles, des travaux d’agrandissement de l’aéroport et du port se succèdent.

Pour certains, cette présence est une opportunité économique. L’armée apporte des emplois, des contrats, une forme de stabilité financière. D’autres, au contraire, craignent un « syndrome Okinawa » en miniature, avec une dépendance croissante au budget de la défense, une montée des loyers, de la pression foncière, du bruit des avions et des risques d’accidents.

Le souvenir très concret d’un missile tombé en mer en 2022 est devenu un marqueur de vulnérabilité. Tokyo présente l’archipel de missiles comme une assurance-vie. Mais pour de nombreux habitants, cela ressemble aussi à une cible peinte sur leur maison.

Les mêmes débats se retrouvent sur Ishigaki, Miyako et à Okinawa. Les autorités locales réclament des plans d’évacuation clairs en cas de crise, tandis que Tokyo et Washington raisonnent en termes de lignes de front et de chaînes de commandement.

Sur la carte, on parle de portées de missiles et de corridors maritimes. Sur place, on parle de bruit la nuit, de loyers, d’écoles situées sous les trajectoires des avions.

Ce que l’archipel de missiles change

Pour la Chine, cet archipel rend plus complexe toute éventuelle opération autour de Taïwan ou une percée vers le Pacifique. Les navires chinois doivent déjà traverser des goulots d’étranglement étroits. Demain, ils le feront sous la surveillance permanente de radars et sous la menace de missiles japonais et américains.

Mais inversement, ces îles deviennent des cibles fixes ou semi-fixes. Pékin dispose d’un arsenal conséquent de missiles capables de les frapper en cas de conflit. L’archipel de missiles est donc à la fois une barrière et une série de points vulnérables.

Pour le Japon, le dispositif renforce la dissuasion par interdiction. Il s’agit de rendre le coût d’une agression si élevé que la Chine hésite. En revanche, le pays s’expose davantage à une confrontation directe autour de Taïwan. Là où Tokyo pouvait autrefois tenter de rester en retrait diplomatique, il s’inscrit maintenant au cœur du dispositif régional.

Sur le plan intérieur, ce choix soulève deux grandes questions. D’un côté, comment financer une montée en puissance militaire de cette ampleur. De l’autre, comment expliquer à des îles rurales qu’elles deviennent volontairement des verrous stratégiques, donc des cibles potentielles.

Cet archipel de missiles japonais vient compléter la stratégie américaine de dispersion des forces dans la région, avec des bases plus petites, des moyens plus mobiles et des missiles prépositionnés. Pourtant, la chaîne complète allant de la détection à la frappe restera longtemps très dépendante des capacités américaines en matière de satellites, de renseignement et de fusion de données.

Un chapelet d’îles, plusieurs couches de réalité

Ce qui rend les Ryūkyū si fascinantes et si sensibles, c’est la superposition des couches de réalité :

  • Vue « d’état-major », vous avez des goulots d’étranglement, des temps de vol de missiles, des zones de tir.
  • Vue « locale », vous avez des écoles, des fermes, des ports de pêche, des loyers qui montent et des débats de village sur le rôle des militaires.
  • Vue « historique », vous retrouvez l’empire japonais, l’occupation américaine, le pacifisme de l’après-guerre et aujourd’hui un réarmement accéléré…

📌 Pour ne rien rater de l’actualité du Japon par dondon.media : suivez-nous via Google Actualités, X, E-mail ou sur notre flux RSS.

Auteur/autrice : Louis Japon

Auteur #Actus, #BonsPlans, #Guides, #Culture, #Insolite chez dondon media. Chaque jours de nouveaux contenus en direct du #Japon et en français ! 🇫🇷💕🇯🇵

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *