đŸ—Ÿ Pourquoi l’extrĂȘme gauche n’a-t-elle jamais conquis le Japon ?

La rĂ©ponse Ă  cette question sur le Japon est aussi politique qu’historique, aussi culturelle qu’institutionnelle.

extrĂȘme gauche n’a-t-elle jamais conquis le Japon

Le Japon, c’est ce pays oĂč on te demande de ne pas faire de bruit dans le train, oĂč la sĂ©curitĂ© est telle qu’on laisse son sac au cafĂ©, et oĂč le mĂȘme parti dirige presque sans interruption depuis prĂšs de 70 ans. Pourtant, ce calme apparent cache une histoire politique beaucoup plus mouvementĂ©e — surtout du cĂŽtĂ© gauche.

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Mais alors, pourquoi l’extrĂȘme gauche japonaise n’a-t-elle jamais rĂ©ussi Ă  prendre le pouvoir, ou mĂȘme Ă  vraiment inquiĂ©ter le systĂšme ? Est-ce Ă  cause de la culture du consensus ? D’un rejet profond de la radicalitĂ© ? Ou d’un cocktail plus complexe entre Histoire, trauma collectif, capitalisme bien rodĂ© et contrĂŽle idĂ©ologique feutrĂ© ?

🎌 L’aprĂšs-guerre : naissance d’un Japon pacifiĂ© (et verrouillĂ©)

AprĂšs la dĂ©faite de 1945, le Japon se reconstruit sur des bases radicalement diffĂ©rentes : pacifisme, dĂ©mocratie, et dĂ©veloppement Ă©conomique rapide. L’Empire est dĂ©mantelĂ©, la nouvelle constitution (Ă©crite sous supervision amĂ©ricaine) interdit toute armĂ©e offensive, et les Japonais dĂ©couvrent un monde oĂč l’on parle plus de croissance que de conquĂȘte.

Cette transition drastique, marquĂ©e par les traumas d’Hiroshima et Nagasaki, va aussi jouer contre toute tentative de rĂ©volution radicale. Le pays entre dans une logique de « stabilitĂ© d’abord », oĂč toute idĂ©e de lutte armĂ©e ou de renversement de l’ordre paraĂźt suspecte — voire dangereuse.

Pendant ce temps, la droite conservatrice, incarnĂ©e par le Parti LibĂ©ral-DĂ©mocrate (PLD), se construit comme une force de continuitĂ© et d’efficacitĂ©. En promettant prospĂ©ritĂ© et emploi, elle verrouille la scĂšne politique dĂšs 1955.

🧹 AnnĂ©es 60-70 : l’extrĂȘme gauche flambe
 puis s’effondre

Mais tout n’est pas si lisse. Dans les annĂ©es 60 et 70, la jeunesse s’enflamme. InspirĂ©s par Mai 68, par la rĂ©volution culturelle en Chine ou les luttes anti-impĂ©rialistes dans le monde, des Ă©tudiants japonais descendent dans la rue. La Zengakuren, organisation Ă©tudiante d’extrĂȘme gauche, se bat contre la guerre du Vietnam, contre l’impĂ©rialisme amĂ©ricain, contre le systĂšme scolaire.

Les manifestations dĂ©gĂ©nĂšrent parfois en vĂ©ritables batailles rangĂ©es. Casques blancs, barres de fer, slogans marxistes hurlĂ©s en boucle
 Le Japon dĂ©couvre ses gauchistes radicaux — mais au lieu d’inspirer l’adhĂ©sion populaire, ils effraient.

La suite est encore plus sombre. Plusieurs groupes sombrent dans la violence armĂ©e : dĂ©tournements d’avions, attentats, purges internes. L’un des Ă©vĂ©nements les plus choquants reste celui de l’ArmĂ©e Rouge UnifiĂ©e, en 1972, oĂč une douzaine de jeunes militants s’entre-tuent dans les montagnes japonaises aprĂšs des purges idĂ©ologiques. L’image de la gauche radicale devient irrĂ©mĂ©diablement liĂ©e Ă  la violence, au chaos
 Ă  la folie.

đŸ› ïž Syndicats et gauche modĂ©rĂ©e : domptĂ©s par le systĂšme

Et du cĂŽtĂ© de la gauche plus institutionnelle ? Longtemps, les syndicats japonais ont Ă©tĂ© puissants. Mais au lieu de jouer les trublions, ils ont Ă©tĂ© progressivement intĂ©grĂ©s au modĂšle Ă©conomique japonais. Chaque annĂ©e, lors du rituel du shuntƍ, syndicats et patrons nĂ©gocient poliment les hausses de salaire.

Ce partenariat social a permis aux travailleurs d’obtenir des acquis
 mais au prix d’une neutralisation politique. Les syndicats sont devenus corporatistes, liĂ©s Ă  des entreprises spĂ©cifiques, Ă©loignĂ©s de toute idĂ©e de transformation globale. RĂ©sultat : aucune base militante unifiĂ©e, peu de vision politique large, et encore moins de rĂȘve rĂ©volutionnaire.

La gauche politique, elle, a souvent été divisée entre une social-démocratie molle et des groupuscules plus idéologiques incapables de dépasser 10-15 % dans les urnes.

đŸŒ± Luttes locales, ONG, micro-activisme : la gauche diffuse

À partir des annĂ©es 90, la sociĂ©tĂ© civile japonaise connaĂźt un renouveau. ONG, associations locales, collectifs anti-nuclĂ©aire ou fĂ©ministes Ă©mergent partout. AprĂšs Fukushima en 2011, des dizaines de milliers de manifestants dĂ©filent chaque semaine contre l’atome. Une gauche existe donc bel et bien
 mais elle est Ă©clatĂ©e.

Ces mouvements privilĂ©gient l’action locale, le pragmatisme, le bĂ©nĂ©volat. Ils font avancer des causes sociales importantes — mais sans jamais chercher Ă  renverser l’ordre Ă©tabli. En fait, beaucoup de ces militants ne se considĂšrent mĂȘme pas comme « de gauche » au sens classique.

Ce morcellement des luttes empĂȘche toute unification autour d’un projet commun. Et l’énergie militante s’épuise dans des combats fragmentĂ©s, souvent non politiques.

đŸ“ș MĂ©dias et Ă©cole : le consensus comme rĂ©flexe

Autre Ă©lĂ©ment-clĂ© : l’éducation et les mĂ©dias. À l’école, les profs doivent rester « neutres ». RĂ©sultat : trĂšs peu d’éducation politique, encore moins d’éducation critique. On enseigne le fonctionnement des institutions, mais on Ă©vite soigneusement de parler d’idĂ©ologies, de classes sociales ou de luttes historiques.

Dans les mĂ©dias, la situation n’est pas trĂšs diffĂ©rente. Les grandes chaĂźnes restent timides sur les sujets polĂ©miques. Les dĂ©bats sont feutrĂ©s, les oppositions minimisĂ©es, et les voix dissidentes trĂšs peu reprĂ©sentĂ©es Ă  l’antenne. L’extrĂȘme gauche y est souvent caricaturĂ©e, ignorĂ©e, ou rĂ©duite Ă  des faits divers du passĂ©.

Tout cela construit une culture politique de la modĂ©ration extrĂȘme, oĂč le moindre discours radical semble immĂ©diatement suspect ou « pas japonais ».

🧠 Le mythe de la culture « unique »

Face Ă  cette rĂ©alitĂ©, beaucoup d’analystes ressortent l’argument du « Japon unique ». Un peuple naturellement harmonieux, rĂ©tif aux conflits, aimant l’ordre et la hiĂ©rarchie. Mais cette explication culturaliste est un peu facile.

En rĂ©alitĂ©, ce qu’on appelle la « culture japonaise » est aussi le rĂ©sultat d’un conditionnement historique prĂ©cis : un aprĂšs-guerre traumatique, un capitalisme extrĂȘmement performant, des mĂ©dias cadrĂ©s, une Ă©ducation apolitique, et un systĂšme politique verrouillĂ© depuis 70 ans.

Ce n’est pas que les Japonais n’aiment pas la gauche. C’est qu’on leur a proposĂ© une forme de stabilitĂ© qui a rendu la radicalitĂ© inutile — voire indĂ©sirable.

đŸ§© Une extrĂȘme gauche vivante, mais discrĂšte

Aujourd’hui, l’extrĂȘme gauche japonaise n’a pas disparu. Elle vit dans des archives, dans des cercles militants, dans certains campus, ou dans des luttes sociales ponctuelles. Mais elle ne pĂšse presque rien dans les urnes, dans les mĂ©dias, ou dans l’opinion publique.

Au fond, le Japon a neutralisĂ© sa gauche radicale non pas par la rĂ©pression brutale, mais par l’intĂ©gration douce : stabilitĂ©, emploi, sĂ©curitĂ©, consensus. Et tant que ce contrat implicite tiendra, les idĂ©es rĂ©volutionnaires auront bien du mal Ă  remonter Ă  la surface.

Peut-ĂȘtre que la vraie force du systĂšme japonais n’est pas de bloquer le changement
 mais de le rendre inutile.

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Auteur/autrice : Louis Japon

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