La rĂ©ponse Ă cette question sur le Japon est aussi politique quâhistorique, aussi culturelle quâinstitutionnelle.

Le Japon, câest ce pays oĂč on te demande de ne pas faire de bruit dans le train, oĂč la sĂ©curitĂ© est telle quâon laisse son sac au cafĂ©, et oĂč le mĂȘme parti dirige presque sans interruption depuis prĂšs de 70 ans. Pourtant, ce calme apparent cache une histoire politique beaucoup plus mouvementĂ©e â surtout du cĂŽtĂ© gauche.
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Mais alors, pourquoi lâextrĂȘme gauche japonaise nâa-t-elle jamais rĂ©ussi Ă prendre le pouvoir, ou mĂȘme Ă vraiment inquiĂ©ter le systĂšme ? Est-ce Ă cause de la culture du consensus ? Dâun rejet profond de la radicalitĂ© ? Ou dâun cocktail plus complexe entre Histoire, trauma collectif, capitalisme bien rodĂ© et contrĂŽle idĂ©ologique feutrĂ© ?
đ LâaprĂšs-guerre : naissance dâun Japon pacifiĂ© (et verrouillĂ©)
AprĂšs la dĂ©faite de 1945, le Japon se reconstruit sur des bases radicalement diffĂ©rentes : pacifisme, dĂ©mocratie, et dĂ©veloppement Ă©conomique rapide. LâEmpire est dĂ©mantelĂ©, la nouvelle constitution (Ă©crite sous supervision amĂ©ricaine) interdit toute armĂ©e offensive, et les Japonais dĂ©couvrent un monde oĂč lâon parle plus de croissance que de conquĂȘte.
Cette transition drastique, marquĂ©e par les traumas dâHiroshima et Nagasaki, va aussi jouer contre toute tentative de rĂ©volution radicale. Le pays entre dans une logique de « stabilitĂ© dâabord », oĂč toute idĂ©e de lutte armĂ©e ou de renversement de lâordre paraĂźt suspecte â voire dangereuse.
Pendant ce temps, la droite conservatrice, incarnĂ©e par le Parti LibĂ©ral-DĂ©mocrate (PLD), se construit comme une force de continuitĂ© et dâefficacitĂ©. En promettant prospĂ©ritĂ© et emploi, elle verrouille la scĂšne politique dĂšs 1955.
đ§š AnnĂ©es 60-70 : lâextrĂȘme gauche flambe⊠puis sâeffondre
Mais tout nâest pas si lisse. Dans les annĂ©es 60 et 70, la jeunesse sâenflamme. InspirĂ©s par Mai 68, par la rĂ©volution culturelle en Chine ou les luttes anti-impĂ©rialistes dans le monde, des Ă©tudiants japonais descendent dans la rue. La Zengakuren, organisation Ă©tudiante dâextrĂȘme gauche, se bat contre la guerre du Vietnam, contre lâimpĂ©rialisme amĂ©ricain, contre le systĂšme scolaire.
Les manifestations dĂ©gĂ©nĂšrent parfois en vĂ©ritables batailles rangĂ©es. Casques blancs, barres de fer, slogans marxistes hurlĂ©s en boucle⊠Le Japon dĂ©couvre ses gauchistes radicaux â mais au lieu dâinspirer lâadhĂ©sion populaire, ils effraient.
La suite est encore plus sombre. Plusieurs groupes sombrent dans la violence armĂ©e : dĂ©tournements dâavions, attentats, purges internes. Lâun des Ă©vĂ©nements les plus choquants reste celui de lâArmĂ©e Rouge UnifiĂ©e, en 1972, oĂč une douzaine de jeunes militants sâentre-tuent dans les montagnes japonaises aprĂšs des purges idĂ©ologiques. Lâimage de la gauche radicale devient irrĂ©mĂ©diablement liĂ©e Ă la violence, au chaos⊠à la folie.
đ ïž Syndicats et gauche modĂ©rĂ©e : domptĂ©s par le systĂšme
Et du cĂŽtĂ© de la gauche plus institutionnelle ? Longtemps, les syndicats japonais ont Ă©tĂ© puissants. Mais au lieu de jouer les trublions, ils ont Ă©tĂ© progressivement intĂ©grĂ©s au modĂšle Ă©conomique japonais. Chaque annĂ©e, lors du rituel du shuntĆ, syndicats et patrons nĂ©gocient poliment les hausses de salaire.
Ce partenariat social a permis aux travailleurs dâobtenir des acquis⊠mais au prix dâune neutralisation politique. Les syndicats sont devenus corporatistes, liĂ©s Ă des entreprises spĂ©cifiques, Ă©loignĂ©s de toute idĂ©e de transformation globale. RĂ©sultat : aucune base militante unifiĂ©e, peu de vision politique large, et encore moins de rĂȘve rĂ©volutionnaire.
La gauche politique, elle, a souvent été divisée entre une social-démocratie molle et des groupuscules plus idéologiques incapables de dépasser 10-15 % dans les urnes.
đ± Luttes locales, ONG, micro-activisme : la gauche diffuse
Ă partir des annĂ©es 90, la sociĂ©tĂ© civile japonaise connaĂźt un renouveau. ONG, associations locales, collectifs anti-nuclĂ©aire ou fĂ©ministes Ă©mergent partout. AprĂšs Fukushima en 2011, des dizaines de milliers de manifestants dĂ©filent chaque semaine contre lâatome. Une gauche existe donc bel et bien⊠mais elle est Ă©clatĂ©e.
Ces mouvements privilĂ©gient lâaction locale, le pragmatisme, le bĂ©nĂ©volat. Ils font avancer des causes sociales importantes â mais sans jamais chercher Ă renverser lâordre Ă©tabli. En fait, beaucoup de ces militants ne se considĂšrent mĂȘme pas comme « de gauche » au sens classique.
Ce morcellement des luttes empĂȘche toute unification autour dâun projet commun. Et lâĂ©nergie militante sâĂ©puise dans des combats fragmentĂ©s, souvent non politiques.
đș MĂ©dias et Ă©cole : le consensus comme rĂ©flexe
Autre Ă©lĂ©ment-clĂ© : lâĂ©ducation et les mĂ©dias. Ă lâĂ©cole, les profs doivent rester « neutres ». RĂ©sultat : trĂšs peu dâĂ©ducation politique, encore moins dâĂ©ducation critique. On enseigne le fonctionnement des institutions, mais on Ă©vite soigneusement de parler dâidĂ©ologies, de classes sociales ou de luttes historiques.
Dans les mĂ©dias, la situation nâest pas trĂšs diffĂ©rente. Les grandes chaĂźnes restent timides sur les sujets polĂ©miques. Les dĂ©bats sont feutrĂ©s, les oppositions minimisĂ©es, et les voix dissidentes trĂšs peu reprĂ©sentĂ©es Ă lâantenne. LâextrĂȘme gauche y est souvent caricaturĂ©e, ignorĂ©e, ou rĂ©duite Ă des faits divers du passĂ©.
Tout cela construit une culture politique de la modĂ©ration extrĂȘme, oĂč le moindre discours radical semble immĂ©diatement suspect ou « pas japonais ».
đ§ Le mythe de la culture « unique »
Face Ă cette rĂ©alitĂ©, beaucoup dâanalystes ressortent lâargument du « Japon unique ». Un peuple naturellement harmonieux, rĂ©tif aux conflits, aimant lâordre et la hiĂ©rarchie. Mais cette explication culturaliste est un peu facile.
En rĂ©alitĂ©, ce quâon appelle la « culture japonaise » est aussi le rĂ©sultat dâun conditionnement historique prĂ©cis : un aprĂšs-guerre traumatique, un capitalisme extrĂȘmement performant, des mĂ©dias cadrĂ©s, une Ă©ducation apolitique, et un systĂšme politique verrouillĂ© depuis 70 ans.
Ce nâest pas que les Japonais nâaiment pas la gauche. Câest quâon leur a proposĂ© une forme de stabilitĂ© qui a rendu la radicalitĂ© inutile â voire indĂ©sirable.
đ§© Une extrĂȘme gauche vivante, mais discrĂšte
Aujourdâhui, lâextrĂȘme gauche japonaise nâa pas disparu. Elle vit dans des archives, dans des cercles militants, dans certains campus, ou dans des luttes sociales ponctuelles. Mais elle ne pĂšse presque rien dans les urnes, dans les mĂ©dias, ou dans lâopinion publique.
Au fond, le Japon a neutralisĂ© sa gauche radicale non pas par la rĂ©pression brutale, mais par lâintĂ©gration douce : stabilitĂ©, emploi, sĂ©curitĂ©, consensus. Et tant que ce contrat implicite tiendra, les idĂ©es rĂ©volutionnaires auront bien du mal Ă remonter Ă la surface.
Peut-ĂȘtre que la vraie force du systĂšme japonais nâest pas de bloquer le changement⊠mais de le rendre inutile.
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