Un simple bol de riz, nappĂ© de sauce barbecue pour yakiniku, filmĂ© dans son emballage plastique, vendu pour 248 yens, soit Ă peine 1,60 âŹ.

Pas de viande. Pas de lĂ©gumes. Pas mĂȘme une garniture symbolique. Juste du riz et de la sauce. Câest tout.
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Ce produit, mis en rayon dans les Lawson Store 100, une chaĂźne de konbini a dĂ©clenchĂ© un raz-de-marĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux et une mĂȘme interrogation revient en boucle : le Japon est-il devenu un pays pauvre ?
Quand un bol de riz devient le miroir dâun malaise
Le âyakiniku no tare gohanâ, littĂ©ralement âriz Ă la sauce yakinikuâ, nâa pourtant rien de trĂšs novateur. Ă Osaka, certains discounters proposaient dĂ©jĂ ce genre de plats ultra-minimalistes. Mais câest la premiĂšre fois quâun grand konbini national en fait un produit phare, presque une vitrine.
Les rĂ©actions ont fusĂ©. Un TikTokeur tombe sur le bol, filme son Ă©tonnement, lâalgorithme sâemballe, et rapidement, les commentaires se multiplient. On Ă©voque des repas de prison, on se remĂ©more les annĂ©es 2000 oĂč lâon pouvait acheter plusieurs burgers pour le mĂȘme prix, on ironise sur lâeffondrement du âpays du progrĂšsâ. Le hashtag #PoorJapan sâimpose de maniĂšre implicite, comme un symbole dâune Ă©poque oĂč mĂȘme les plats les plus basiques deviennent des marqueurs sociaux.
Il faut bien le dire : le riz chaud avec une bonne sauce yakiniku, ce nâest pas mauvais. Ce nâest pas cela qui choque. Ce qui dĂ©range, câest la banalisation dâun plat aussi dĂ©pouillĂ©. Ce bol devient soudainement le reflet dâun Japon qui doute de lui-mĂȘme, un Japon qui sâinterroge : sommes-nous encore riches ? Ou vivons-nous simplement sur lâimage dâun Ăąge dâor rĂ©volu ?
Dans les mĂ©dias japonais, la question âæ„æŹăŻèȧăăćœă«ăȘăŁăăźăâ ou âle Japon est-il devenu un pays pauvre ?â revient avec insistance. Un essai trĂšs commentĂ© affirmait rĂ©cemment que plus de la moitiĂ© des jeunes Japonais rĂ©pondraient aujourdâhui âouiâ Ă cette question. Et ce nâest pas seulement une affaire de perception.
Le Japon, puissance mondiale aux poches percées
Le Japon reste une puissance Ă©conomique majeure, avec lâun des PIB les plus Ă©levĂ©s au monde. Mais si lâon regarde les chiffres par habitant, le pays a perdu du terrain. DĂ©passĂ© par bon nombre de pays europĂ©ens, asiatiques et mĂȘme certains paradis fiscaux, il se classe dĂ©sormais dans une position moyenne parmi les pays dits ârichesâ.
Le salaire moyen japonais nâest plus Ă la hauteur de sa rĂ©putation passĂ©e. Il se situe dĂ©sormais autour de la 20á” Ă la 25á” place parmi les pays de lâOCDE. Pire encore, le taux de pauvretĂ© relative est supĂ©rieur Ă 16 %, ce qui en fait lâun des plus Ă©levĂ©s de ce mĂȘme groupe. Le marchĂ© du travail est profondĂ©ment inĂ©gal : les employĂ©s en CDI bĂ©nĂ©ficient encore de certaines protections, mais une large partie de la population navigue entre petits contrats prĂ©caires, emplois Ă temps partiel et horaires irrĂ©guliers.
Cette situation nâest pas nouvelle. Elle sâenracine dans ce que les Ă©conomistes appellent les âtrente annĂ©es perduesâ, cette pĂ©riode de stagnation post-bulle des annĂ©es 90, oĂč les salaires rĂ©els ont peu Ă©voluĂ© pendant que dâautres pays avançaient. DâoĂč cette impression grandissante : le Japon est un pays riche⊠oĂč lâon vit de plus en plus comme dans un pays pauvre.
Salaires gelés et prix qui montent
Ce sentiment de dĂ©classement nâest pas seulement thĂ©orique. Il se ressent dans le portefeuille, dans les gestes du quotidien, dans les habitudes alimentaires elles-mĂȘmes.
Les salaires, dâabord. Pendant prĂšs de trois dĂ©cennies, ils ont stagnĂ©, voire rĂ©gressĂ© en termes rĂ©els. Si, depuis 2023, de nombreuses grandes entreprises ont concĂ©dĂ© des hausses significatives â parfois au-delĂ de 5 % â, câest avant tout pour compenser une inflation qui a brutalement fait son retour dans un pays longtemps obsĂ©dĂ© par la dĂ©flation.
Cette inflation touche directement les produits les plus essentiels. Le riz, pilier de la table japonaise, a vu son prix grimper de plus de 50 % en un an. Le gouvernement a mĂȘme dĂ» puiser dans ses rĂ©serves stratĂ©giques, en libĂ©rant 200 000 tonnes pour tenter de calmer la hausse. MalgrĂ© cela, dans certaines enseignes, un sac de 5 kg coĂ»te presque deux fois plus cher quâun an auparavant.
Le chou, autre aliment emblĂ©matique, nâĂ©chappe pas Ă la tendance. Les conditions climatiques extrĂȘmes ont provoquĂ© ce que lâon surnomme le âcabbage shockâ : dans plusieurs restaurants de tonkatsu, on rĂ©duit dĂ©sormais les portions de chou rĂąpĂ© servies Ă volontĂ©. Du jamais vu.
Et que dire de lâĂ©nergie ? En deux ans, les prix de lâĂ©lectricitĂ© ont bondi de prĂšs de 60 %. Selon certaines analyses, cette seule hausse serait responsable dâun quart de lâinflation actuelle au Japon. Elle touche de plein fouet les mĂ©nages les plus modestes, qui doivent choisir entre chauffer leur logement ou remplir leur frigo.
Le konbini, théùtre du quotidien japonais
Dans ce contexte, un konbini comme Lawson Store 100 nâest pas un simple commerce. Câest une vitrine du quotidien japonais. Câest lĂ que les Ă©tudiants viennent grignoter Ă 2h du matin. Que les salarymen cĂ©libataires achĂštent leur dĂźner. Que les travailleurs prĂ©caires trouvent un repas Ă moins de 500 yens.
Le fameux bol de riz Ă la sauce nâest pas prĂ©sentĂ© comme un repas complet. Câest une base, que lâon peut enrichir avec des produits vendus sĂ©parĂ©ment : karaage, brochette de yakitori, Ćuf onsen, croquette⊠Le message est clair : Ă vous dâassembler votre propre donburi, selon vos moyens et votre appĂ©tit.
Lawson dĂ©fend dâailleurs ce produit comme une rĂ©ponse aux besoins de rapiditĂ© et de budget serrĂ©. Ce nâest pas un symbole de pauvretĂ©, dit la marque, mais une offre flexible, pensĂ©e pour sâadapter aux rythmes modernes.
Ce que ce bol de riz nous dit du Japon dâaujourdâhui
Ce plat ne serait sans doute pas devenu viral sans le climat actuel. Dans un autre pays, il aurait été vu comme une simple curiosité. Ici, il est devenu un symbole, un catalyseur, presque un cri silencieux.
Il reflĂšte les doutes dâune gĂ©nĂ©ration qui a grandi en entendant que le Japon Ă©tait un modĂšle, et qui se retrouve aujourdâhui Ă bricoler des repas avec des ingrĂ©dients sĂ©parĂ©s, faute de mieux. Il raconte la peur sourde que le futur soit plus restreint, plus gris, plus vide. Que ce bol de riz, au fond, soit lâimage de ce qui nous attend.
Non, le Japon nâest pas devenu pauvre au sens strict. Il reste lâun des pays les plus dĂ©veloppĂ©s de la planĂšte. Mais pour une partie croissante de sa population, le quotidien est celui dâun pays qui nâassume plus son rang. Un pays oĂč lâon doit faire des compromis sur tout : lâalimentation, le logement, le travail, lâavenir.
Le bol de riz de Lawson nâest pas un drame en soi. Ce qui est frappant, câest quâil ne choque plus. Quâil semble devenu normal. Presque logique. Et câest peut-ĂȘtre cela, le vrai signe dâun malaise : quand un plat aussi basique ne suscite plus que de lâindiffĂ©rence ou du cynisme, câest que lâon sâest habituĂ© Ă vivre en mode survie.
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