Une décision qui pourrait bouleverser l’équilibre des forces dans l’écosystème du paiement électronique japonais… et au-delà.

Le Japon vient de marquer un tournant historique dans sa gestion des géants du paiement numérique. Pour la première fois, la Japan Fair Trade Commission (JFTC) a pris des mesures officielles contre Visa Worldwide Pte Ltd., la filiale responsable de la région Asie-Pacifique, pour des soupçons de pratiques anticoncurrentielles.
Un engrenage enfin stoppé ?
Depuis l’été 2024, la JFTC s’est penchée sur la façon dont Visa impose son propre système d’autorisation des paiements, appelé VisaNet, aux banques japonaises. En clair, celles qui acceptaient de passer exclusivement par ce réseau pouvaient bénéficier de tarifs préférentiels sur les commissions. Les autres étaient pénalisées. Ce type de “squeeze tarifaire” a été perçu comme un abus de position dominante, poussant les autorités à agir.
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Le 14 juillet 2025, la JFTC a lancé une procédure dite d’engagement volontaire. Cela signifie que Visa n’est pas reconnue coupable, mais qu’elle s’engage à corriger la situation. Le 22 juillet, un plan d’amélioration a été accepté : pendant cinq ans, l’entreprise devra garantir une équité tarifaire entre les différents réseaux de traitement des paiements, mettre en place des formations internes, se soumettre à des audits externes, et faire l’objet d’un suivi régulier. Une avancée concrète, mais qui ne résout pas tout.
Quand la culture numérique fait déborder le vase
Ce n’est pas uniquement une histoire de commissions et de monopoles technologiques. Le conflit s’est enflammé lorsque Visa a été accusée de bloquer certaines transactions en ligne liées à l’achat d’anime, de manga et de contenus numériques japonais. Officiellement, la firme évoquait une volonté de protéger sa marque. Mais pour de nombreux observateurs et internautes, il s’agissait plutôt d’une forme de censure économique.
Sur les réseaux sociaux, et notamment sur Reddit, des utilisateurs ont dénoncé une série d’agissements bien plus vastes : blocages ciblés de plateformes, pressions sur des sites comme DLSite, Melonbooks ou Toranoana pour qu’ils retirent certains contenus, voire refus de paiement dans certains konbini vendant des produits jugés sensibles. Bien que ces témoignages ne puissent pas tous être vérifiés, ils ont contribué à faire émerger un sentiment collectif d’injustice et de contrôle opaque exercé par des entreprises étrangères sur la vie économique et culturelle japonaise.
Un duel technologique en toile de fond : EMV contre FeliCa
Derrière l’affaire, se cache un affrontement beaucoup plus large entre deux visions du paiement mobile. D’un côté, le standard mondial EMV, utilisé dans Apple Pay ou Google Pay. De l’autre, la technologie japonaise FeliCa, sur laquelle reposent des services populaires comme Suica, iD ou QUICPay.
Depuis 2018, Visa et son partenaire bancaire SMBC semblent avoir tenté de marginaliser ces réseaux FeliCa. Ils ont notamment retardé l’intégration d’Apple Pay Japan pour les cartes Visa japonaises jusqu’en 2021, bloqué les recharges Suica ou PASMO avec des cartes Visa étrangères, ou encore instauré des plafonds de recharge très bas sans justification claire. Ces choix techniques ont eu pour effet de restreindre les usages des consommateurs japonais et de renforcer la dépendance à l’écosystème VisaNet.
En poussant l’adoption d’EMV, Visa semble chercher à imposer un modèle de paiement “open-loop” plus favorable à la collecte de données via les mécanismes de sécurité d’Apple Pay, comme l’“Enhanced Fraud Prevention”. Un modèle moins transparent pour les utilisateurs, mais plus rentable pour les opérateurs.
Ce qui change… et ce qui ne change pas
L’intervention de la JFTC constitue un vrai tournant. Pour la première fois, une autorité japonaise impose des engagements légaux à une entreprise américaine du secteur financier, avec un dispositif de surveillance sur cinq ans. Cela signifie que Visa devra désormais garantir des conditions équitables pour les banques et opérateurs qui souhaitent utiliser des réseaux autres que VisaNet.
Mais cette avancée a ses limites. L’entreprise n’a pas été déclarée coupable, les sanctions sont purement préventives, et une grande partie des accusations formulées – notamment sur les contenus culturels ou les crypto-monnaies – ne sont pas prises en compte dans cette procédure. De plus, certaines limitations techniques, comme l’impossibilité d’utiliser PASMO avec une carte Visa étrangère, restent en vigueur à l’été 2025.
Selon Junya Suzuki, journaliste technologique japonais reconnu pour son travail sur le sujet, Visa était pleinement consciente des risques juridiques. Il affirme que l’entreprise a volontairement proposé son plan d’amélioration dès le début de l’enquête. Il confirme également que Visa exigeait un passage exclusif via VisaNet pour bénéficier de réductions sur les commissions, créant ainsi une situation de verrouillage technologique.
Une lecture en trois dimensions : culture, usage, militantiste
Pour bien comprendre la portée de cette affaire, il faut la regarder sous trois angles complémentaires.
Le premier est culturel et technologique. C’est le combat entre les normes japonaises comme FeliCa et les standards internationaux imposés par des groupes comme Visa. Ce bras de fer révèle une tension profonde entre souveraineté numérique et mondialisation.
Le second est pratique. Il touche directement les consommateurs : limitations de rechargement, restrictions de paiement, complexité accrue dans l’usage quotidien des transports ou des applications de paiement mobile. Des acteurs comme PayPay, auPay ou Rakuten Pay tentent de contourner ces blocages en misant sur les QR codes, mais la situation reste déséquilibrée.
Enfin, il y a une lecture plus engagée. Celle d’un possible “embargo économique doux” imposé par certains acteurs américains sur le Japon, à travers des blocages de paiement ciblés, des censures indirectes et un pouvoir de plus en plus opaque sur l’économie numérique locale. Un discours qui séduit de plus en plus de jeunes internautes, bien au-delà des cercles militants.
Où en est-on, concrètement ?
Le plan de la JFTC change la donne sur le plan légal. Visa est désormais tenue à une équité tarifaire et devra rendre des comptes pendant cinq ans. L’engagement volontaire a été accepté, mais l’entreprise n’est pas reconnue coupable. Beaucoup d’enjeux restent en suspens, notamment les limitations techniques persistantes et les soupçons de censure économique.
En somme, le Japon a entamé un processus de rééquilibrage, mais l’histoire est loin d’être terminée. Reste à savoir si, dans cinq ans, les consommateurs pourront enfin choisir librement comment, où et avec quoi ils paient – sans être enfermés dans des systèmes conçus pour limiter cette liberté.
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