😰 Vacances et culpabilitĂ© au Japon : pourquoi les salariĂ©s n’arrivent pas Ă  se reposer

Si vous travaillez au Japon, ou que vous rĂȘvez d’y travailler, vous avez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  ressenti ce petit pincement lors de poser les congĂ©s.

Vacances et culpabilité au Japon

Cette impression de « dĂ©sert­er » le bureau, de laisser ses collĂšgues dans l’embarras, ou mĂȘme d’ĂȘtre un peu moins professionnel.

Rassurez-vous, vous ĂȘtes loin d’ĂȘtre seul. Les chiffres montrent que, malgrĂ© les rĂ©formes et les beaux discours sur le « work-life balance », une bonne partie des travailleurs japonais n’arrive toujours pas Ă  se reposer sereinement.

Dans cet article, on va dĂ©cortiquer ensemble d’oĂč vient cette culpabilitĂ©, comment elle se construit depuis l’enfance, ce qu’elle signifie au quotidien pour les salariĂ©s, et surtout ce que cela change pour vous si vous vivez, Ă©tudiez ou travaillez au Japon.

Un droit aux congĂ©s
 utilisĂ© Ă  contre-cƓur

En 2019, le Japon a introduit une loi de rĂ©forme du travail qui impose aux entreprises de faire prendre au moins cinq jours de congĂ©s payĂ©s par an Ă  leurs employĂ©s. Sur le papier, c’est une petite rĂ©volution. Dans la pratique, beaucoup de Japonais continuent Ă  poser des congĂ©s avec la boule au ventre.

Selon l’étude « Vacation Deprivation » d’Expedia publiĂ©e en 2018, 58 % des travailleurs japonais dĂ©clarent se sentir coupables lorsqu’ils utilisent leurs congĂ©s payĂ©s, le taux le plus Ă©levĂ© parmi les douze pays Ă©tudiĂ©s. Autrement dit, prendre du repos reste perçu comme un geste un peu suspect, presque Ă©goĂŻste.

Les jeunes ne sont pas Ă©pargnĂ©s, au contraire. Une enquĂȘte rĂ©alisĂ©e en 2023 par Job Soken et Nikkei montre que plus de 44 % des personnes dans la vingtaine avouent se sentir coupables de prendre un jour de congĂ©. La raison qui revient le plus souvent est simple et redoutablement japonaise : « Je ne veux pas causer de problĂšme Ă  mes collĂšgues » ou « les autres travaillent encore ».

Si vous vous intéressez de prÚs à vos droits au Japon, vous pouvez compléter cette lecture avec la page ci-dessous, qui revient notamment sur les congés payés, la durée du travail et vos protections de base :

👉 FAQ : Droit du travail au Japon

Quand ne pas se reposer devient une « qualité »

On pourrait croire que cette mentalitĂ© est surtout celle de la « vieille gĂ©nĂ©ration ». Pourtant, une autre enquĂȘte, menĂ©e en 2019 auprĂšs de 70 000 femmes entre 20 et 69 ans, montre que prĂšs de 26 % de la gĂ©nĂ©ration Z voient le fait de « ne pas prendre de congĂ©s » comme une vertu. Les jeunes surpassent mĂȘme la fameuse gĂ©nĂ©ration de la bulle Ă©conomique.

Beaucoup de jeunes vont travailler alors qu’ils sont malades, ou s’interdisent de poser un jour, mĂȘme lorsqu’ils sont Ă©puisĂ©s. Ils ne s’absentent que lorsqu’il n’y a littĂ©ralement plus d’autre choix.

Peut-ĂȘtre que vous avez dĂ©jĂ  connu ce dilemme : fiĂšvre, fatigue, mais la pensĂ©e qui bloque tout reste la mĂȘme. « Si je ne viens pas, qui va faire mon travail ? »

Dans un environnement oĂč l’équipe passe avant l’individu, la loyautĂ© et le souci des autres deviennent des raisons
 de ne jamais s’arrĂȘter. On se retient de demander de l’aide, on accumule les heures supplĂ©mentaires, et les congĂ©s deviennent abstraits, presque thĂ©oriques.

Pour mieux comprendre ce climat, vous pouvez jeter un Ɠil au guide vrai/faux de dondon.media sur les clichĂ©s autour du boulot au Japon :

👉 La culture du travail au Japon: guide vrai/faux

Ce que disent les salariés

Les salariĂ©s japonais expliquent souvent qu’ils pensent au travail mĂȘme pendant leurs jours off, que la charge de travail est telle qu’ils ne peuvent pas vraiment partir, ou encore que les parents qui manquent une journĂ©e pour s’occuper d’un enfant malade sont jugĂ©s par leurs collĂšgues.

Cela ne touche pas seulement les congĂ©s payĂ©s classiques. De nombreux nouveaux pĂšres expliquent avoir renoncĂ© au congĂ© paternitĂ© par peur de gĂȘner le service ou d’ĂȘtre mal vus. Certains racontent mĂȘme avoir subi des remarques, des mises au placard ou des rĂ©trogradations aprĂšs avoir osĂ© le prendre.

MĂȘme aujourd’hui, alors qu’elle est Ă  la tĂȘte de sa propre structure, elle confie n’avoir quasiment aucun jour totalement sans travail, souvent au moins une Ă  deux heures de tĂąches, mĂȘme les jours off. Le rĂ©flexe de « toujours faire quelque chose » reste vissĂ© au corps.

Des racines historiques

Pour comprendre cette culpabilitĂ© autour des congĂ©s, il faut remonter loin dans l’histoire japonaise.

À l’époque d’Edo, les populations travaillent dur pour payer les taxes, avec l’idĂ©e que « ceux qui ne travaillent pas ne devraient pas manger ». On valorise le labeur, la discipline, la frugalitĂ©. Ne pas faire sa part n’est pas seulement mal vu, c’est presque immoral.

Une autre idĂ©e se dĂ©veloppe aussi « le soleil regarde ». MĂȘme lorsqu’aucun supĂ©rieur n’est prĂ©sent, on reste droit, sĂ©rieux, appliquĂ©. La surveillance devient intĂ©rieure. On travaille parce qu’on sait que l’on devrait le faire, pas seulement parce qu’on est contrĂŽlĂ©.

À l’ùre Meiji, avec la modernisation et l’industrialisation, cette Ă©thique du travail est encore renforcĂ©e. Les Ă©coles comme les entreprises mettent en avant l’endurance, le sacrifice et la loyautĂ© envers la nation. « Le soleil regarde » devient « le chef regarde ». On apprend Ă  se tenir tranquilles, Ă  ne pas contester, Ă  continuer, encore et encore.

Pendant la pĂ©riode de forte croissance Ă©conomique, les salariĂ©s les plus dĂ©vouĂ©s sont glorifiĂ©s. Le fameux « mĂŽretsu shain », l’employĂ© qui travaille sans compter, devient un modĂšle. Dans les annĂ©es 80, la question « Peux-tu te battre 24 heures sur 24 ? » symbolise toute une Ă©poque qui cĂ©lĂšbre les heures sup, les soirĂ©es alcoolisĂ©es entre collĂšgues et la vie centrĂ©e sur l’entreprise.

Aujourd’hui encore, cette culture laisse des traces. Beaucoup de salariĂ©s ont l’impression qu’un « bon » employĂ© est celui qui ne prend pas de congĂ©s, qui tient, qui encaisse. Et forcĂ©ment, prendre du repos devient presque un acte de rĂ©sistance.

Pour un aperçu plus concret de la vie des salariés japonais, vous pouvez lire cet article de dondon.media consacré à la figure du salaryman :

👉 Salaryman au Japon, dans la vie des travailleurs japonais

« Ne pas déranger les autres »

Au Japon, on apprend trĂšs tĂŽt Ă  « ne pas causer de gĂȘne » aux autres. C’est un trait culturel souvent admirĂ© de l’extĂ©rieur, car il permet une cohabitation harmonieuse. Mais dans le monde du travail, cette valeur peut se transformer en piĂšge.

Selon le psychologue de l’éducation Hosaka Tooru, une partie de l’angoisse liĂ©e au fait de s’absenter vient de l’école. Les classes sont organisĂ©es de maniĂšre uniforme, sans vĂ©ritable systĂšme pour aider un Ă©lĂšve Ă  rattraper les cours aprĂšs une absence. Mieux vaut venir, mĂȘme malade, plutĂŽt que de « prendre du retard » et compliquer le travail des enseignants.

Les clubs scolaires, trĂšs importants dans la vie des Ă©lĂšves, renforcent cette logique. Manquer un entraĂźnement, c’est fragiliser l’équipe, mettre les autres en difficultĂ©. On apprend vite que « une absence, c’est un problĂšme pour le groupe ».

Les rĂ©compenses de type « prĂ©sence parfaite » vont dans le mĂȘme sens. Être absent devient un signe de faiblesse, voire de manque de sĂ©rieux. Au lycĂ©e, les journĂ©es d’absence apparaissent sur le dossier scolaire, certains concours ne prĂ©voient pas d’épreuves de rattrapage. DĂšs l’adolescence, l’idĂ©e que « s’absenter, c’est mal » se grave dans la tĂȘte.

ArrivĂ©s Ă  l’ñge adulte, ces anciens Ă©lĂšves deviennent des employĂ©s qui supportent mal l’idĂ©e d’appeler pour dire « je ne viendrai pas aujourd’hui ». La culpabilitĂ© ne se limite pas Ă  l’entreprise, elle est dĂ©jĂ  inscrite dans leur parcours scolaire.

Le problÚme énorme de la « personnalisation » des tùches

MĂȘme si vous avez envie de prendre des congĂ©s, un autre obstacle se dresse souvent sur votre chemin : la personnalisation excessive du travail. Dans beaucoup d’entreprises japonaises, les tĂąches sont organisĂ©es autour des compĂ©tences d’une personne, et non d’une Ă©quipe. Les connaissances restent dans la tĂȘte de l’employĂ©, les procĂ©dures ne sont pas documentĂ©es, les manuels sont incomplets ou obsolĂštes.

ConsĂ©quence, lorsque cette personne s’absente, plus personne ne sait quoi faire. Les dossiers restent en suspens, les clients attendent, les collĂšgues paniquent. Dans ce genre de systĂšme, prendre des congĂ©s, c’est non seulement culpabilisant, mais aussi techniquement risquĂ© pour le fonctionnement de l’entreprise.

Les pĂ©nuries de main-d’Ɠuvre, particuliĂšrement fortes dans certains secteurs, aggravent tout cela. La direction rĂ©compense parfois plus la prĂ©sence physique et les heures supplĂ©mentaires que l’efficacitĂ© ou les rĂ©sultats. Les congĂ©s payĂ©s existent sur le papier, mais dans les faits, ils deviennent un luxe que l’on n’ose pas s’accorder.

Pour vous, en tant que salariĂ©, cela signifie qu’avant de poser des vacances, vous devez souvent prĂ©voir une « mission commando »: rĂ©diger des documents de passation, former quelqu’un, anticiper toutes les urgences possibles. De quoi dĂ©courager les plus motivĂ©s.

Et vous, comment trouver votre place entre travail et repos au Japon ?

Si vous lisez tout ceci en vous disant « c’est exactement ce que je vis », vous n’ĂȘtes pas en train d’exagĂ©rer. Le systĂšme entier, de l’école Ă  l’entreprise, pousse les gens Ă  ne pas s’arrĂȘter.

Mais cela ne veut pas dire que vous ne pouvez rien faire. Comprendre ces mĂ©canismes est dĂ©jĂ  une premiĂšre Ă©tape importante. Vous rĂ©alisez que votre culpabilitĂ© n’est pas un simple caprice personnel, elle est fabriquĂ©e par un environnement social, historique et organisationnel trĂšs spĂ©cifique.

Si vous prĂ©parez une expatriation ou un projet professionnel sur place, n’hĂ©sitez pas Ă  croiser ces Ă©lĂ©ments avec des ressources plus pratiques sur vos droits, vos contrats et les heures supplĂ©mentaires au Japon :

👉 Comprendre les contrats de travail au Japon
👉 Le systĂšme des heures supplĂ©mentaires au Japon

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Auteur/autrice : Louis Japon

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