Quand on pense au Japon, on imagine souvent des rues de Tokyo surpeuplĂ©es, des mĂ©tros et salles pleines Ă craquer. Et pourtant…

Au vue des donnĂ©es dĂ©mographiques actuelles si vous projetez ce pays dans quelques dĂ©cennies, vous voyez un archipel oĂč les Ă©coles ferment, les maisons restent vides et les maisons de retraite continuent de se remplir.
Pourquoi, concrĂštement, le Japon semble-t-il avoir basculĂ© dans une forme de « choix collectif » du cĂ©libat et de la non-parentalitĂ© ? Et surtout, quâest-ce que cela raconte de nos propres sociĂ©tĂ©s, y compris en Europe, qui commencent Ă suivre la mĂȘme courbe ?
Un pays qui décroche démographiquement
Pour comprendre le « pas de mariage, pas dâenfants », il faut partir des chiffres. La fĂ©conditĂ© japonaise tourne aujourdâhui autour de 1,15 enfant par femme, trĂšs loin du seuil de renouvellement des gĂ©nĂ©rations (2,1). Les naissances se situent Ă un niveau historiquement bas depuis le dĂ©but des statistiques modernes, tandis que les dĂ©cĂšs dĂ©passent largement les naissances.
RĂ©sultat immĂ©diat : le pays passe mĂ©caniquement dâenviron 124 millions dâhabitants aujourdâhui Ă environ 87 millions projetĂ©s en 2070, avec prĂšs de 40 % de la population de plus de 65 ans.
Le gouvernement parle ouvertement du « bord de lâimpossibilitĂ© de maintenir les fonctions sociales ». Dit autrement, lâĂtat commence Ă douter de sa capacitĂ© Ă financer les retraites, Ă maintenir les services publics et Ă faire tourner lâĂ©conomie avec si peu dâactifs.
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Cette dynamique nâest pas une simple « baisse de natalitĂ© » comme ailleurs. Au Japon, la crise a mĂȘme un mot dĂ©diĂ©, shoshika, qui ne dĂ©signe pas seulement le nombre dâenfants qui chute, mais aussi lâidĂ©e quâavoir un enfant est devenu un choix presque irrĂ©aliste dans lâenvironnement actuel.
Si vous voulez prendre un peu de recul historique sur ce basculement, lâarticle DĂ©mographie au Japon : une situation sans issue ? offre un panorama.
Au Japon, pas de mariage⊠donc pas dâenfants
Particularité clé du systÚme japonais : quasiment tous les enfants naissent dans le cadre du mariage. Les naissances hors mariage représentent à peine quelques pourcents des naissances totales, contre prÚs de la moitié dans de nombreux pays occidentaux.
Cela change tout.
Dans beaucoup de sociétés, on peut avoir un enfant en cohabitation, en union libre, en famille recomposée, en monoparentalité assumée. Au Japon, la norme est autrement plus rigide : parentalité rime presque exclusivement avec mariage légal.
ConsĂ©quence directe : moins de mariages signifie mĂ©caniquement moins dâenfants.
Or, la nuptialitĂ© sâeffondre. Le nombre de mariages annuels a Ă©tĂ© divisĂ© par deux depuis les annĂ©es 1970. Une part croissante de Japonais arrivent Ă 50 ans sans avoir jamais Ă©tĂ© mariĂ©s, et le pays vient de passer sous le seuil symbolique des 500 000 mariages par an, un minimum inĂ©dit depuis prĂšs de 90 ans.
Si vous transposez ça Ă votre propre pays, imaginez un systĂšme oĂč :
- les familles monoparentales sont marginalisées
- la cohabitation sans mariage nâest quasiment pas reconnue
- et la pression sociale pour respecter ce schéma reste trÚs forte
Dans un tel contexte, fragiliser le mariage revient Ă installer, de facto, une gigantesque contraception sociale.
Les jeunes ne refusent pas le mariage, ils font leurs calculs
On entend souvent que « les jeunes Japonais ne veulent plus se marier ». La réalité est plus nuancée.
Quand on leur pose la question, une large majoritĂ© de cĂ©libataires rĂ©pondent encore quâils souhaiteraient se marier un jour. Mais ils ajoutent immĂ©diatement des rĂ©serves : ils manquent de temps, dâoccasions de rencontre, dâargent, de stabilitĂ© pour se projeter.
Les enquĂȘtes montrent aussi une lassitude sentimentale : autour de 40 % des jeunes adultes dĂ©clarent ne pas chercher de partenaire romantique, par manque dâĂ©nergie, de disponibilitĂ©, ou parce quâils associent la relation amoureuse Ă une source de stress supplĂ©mentaire dans une vie dĂ©jĂ saturĂ©e.
CÎté motivations, les réponses se répÚtent de maniÚre presque mécanique :
Le coût de la vie dans les grandes villes, la difficulté à décrocher un emploi stable, la peur de ne pas pouvoir concilier deux carriÚres avec un enfant, la crainte de voir le niveau de vie chuter aprÚs une naissance.
Autrement dit, ce nâest pas tant un rejet idĂ©ologique du mariage quâun calcul coĂ»tâbĂ©nĂ©fice dĂ©favorable. Beaucoup de jeunes Japonais regardent le modĂšle « mariage + enfants » et se disent simplement : « Dans ce systĂšme, ça ne rentre pas. »
Cette logique est dĂ©taillĂ©e de maniĂšre trĂšs concrĂšte dans lâarticle Pourquoi 52 % des jeunes Japonais ne veulent pas dâenfants, qui montre bien Ă quel point la prĂ©caritĂ© et le manque de perspectives pĂšsent sur la dĂ©cision de fonder une famille.
Précarité, freeters et économie du célibat
DerriÚre ces arbitrages individuels, il y a la transformation profonde du marché du travail depuis les années 1990.
Le Japon a vu se dĂ©velopper massivement lâemploi dit « non rĂ©gulier » : contrats courts, temps partiel, intĂ©rim, sous-traitance. Une partie entiĂšre dâune gĂ©nĂ©ration est devenue freeter, enchaĂźnant les petits boulots sans perspectives de carriĂšre, ni progression de salaire, ni sĂ©curitĂ©.
Pour les hommes, cette prĂ©caritĂ© a un impact direct sur la mise en couple. Dans les normes japonaises, un « bon mari » doit pouvoir assurer un revenu relativement stable. Quand on enchaĂźne les contrats Ă faible salaire, on se sent disqualifiĂ© dâavance. RĂ©sultat : beaucoup restent plus longtemps chez leurs parents, repoussent la mise en couple, voire renoncent tout simplement.
Les donnĂ©es sur la sexualitĂ© racontent la mĂȘme histoire en creux. La proportion dâadultes entre 18 et 39 ans nâayant jamais eu de relation sexuelle augmente dans le temps. Les hommes en emploi prĂ©caire sont nettement surreprĂ©sentĂ©s parmi ceux qui nâont jamais eu de partenaire ou qui nâont pas de relation amoureuse.
Vous pouvez le voir comme un script social silencieux :
Pas de stabilité économique, pas de mariage.
Pas de mariage, pas dâenfants.
Le tout dans un environnement oĂč les loisirs en solo (jeux vidĂ©o, streaming, socialisation en ligne) procurent dĂ©jĂ une forme de confort affectif minimal, Ă bas coĂ»t, qui diminue lâurgence de sâengager dans une relation jugĂ©e risquĂ©e.
Quand la charge domestique sert de contraception
On pourrait se dire : « Dâaccord pour les hommes prĂ©caires, mais les femmes, elles, travaillent de plus en plus, non ? »
Câest vrai : la participation des Japonaises au marchĂ© du travail est Ă©levĂ©e. Le problĂšme nâest pas lâaccĂšs Ă lâemploi, mais lâarticulation entre travail et famille.
Les Ă©tudes montrent que les femmes japonaises assument encore une Ă©norme majoritĂ© du travail domestique et du care non rĂ©munĂ©rĂ©. On parle dâune rĂ©partition oĂč elles font plusieurs fois plus de tĂąches mĂ©nagĂšres et parentales que les hommes, dans un pays oĂč les horaires de bureau restent trĂšs longs, et oĂč le prĂ©sentĂ©isme est valorisĂ©.
Ajoutez Ă cela : La pĂ©nalitĂ© associĂ©e Ă la maternitĂ©, avec des carriĂšres qui stagnent ou sâinterrompent aprĂšs le premier enfant.
Un congé paternité généreux sur le papier, mais trÚs peu utilisé dans les faits.
Une culture dâentreprise qui tolĂšre encore mal les dĂ©parts tĂŽt, les absences pour un enfant malade ou les temps partiels masculins.
Le résultat est assez clair : pour une partie des femmes diplÎmées, le package « mariage + enfants » signifie renoncer à une trajectoire professionnelle pleine et entiÚre, passer à temps partiel ou sortir du marché du travail, tout en prenant la quasi-totalité de la charge mentale à la maison.
Beaucoup prĂ©fĂšrent alors rester cĂ©libataires, ou se marier mais ne pas avoir dâenfant, ou encore se limiter Ă un seul enfant. Dans cette configuration, la division du travail domestique fonctionne littĂ©ralement comme une contraception sociale.
Sexe, intimité et fatigue relationnelle
Ă ce cadre Ă©conomique sâajoutent des transformations plus intimes.
Les enquĂȘtes nationales japonaises sur la fĂ©conditĂ© et la sexualitĂ© montrent une progression de la proportion dâadultes sans expĂ©rience sexuelle jusquâĂ la fin de la trentaine. Beaucoup de jeunes dĂ©clarent ne pas chercher de relation amoureuse parce quâils trouvent cela « fatigant » ou « trop compliquĂ© ».
Une grande part des 20â40 ans se dit sexuellement inactive sur lâannĂ©e Ă©coulĂ©e, mĂȘme parmi ceux qui sont en couple. LĂ aussi, ce nâest pas tant une disparition du dĂ©sir quâun contexte oĂč lâĂ©nergie disponible pour entretenir une relation de couple est grignotĂ©e par le travail, les transports, les Ă©crans, les obligations familiales.
Les mĂ©dias ont popularisĂ© des figures comme le sĆshoku danshi, lâ« homme herbivore » peu intĂ©ressĂ© par la compĂ©tition amoureuse, ou le hikikomori coupĂ© du monde. MĂȘme si ces catĂ©gories sont souvent exagĂ©rĂ©es, elles cristallisent un malaise rĂ©el : pour une partie de la jeunesse, la relation conjugale traditionnelle apparaĂźt comme un contrat lourd, exigeant et incertain.
Dans un environnement oĂč la norme reste : « on ne fait des enfants que mariĂ©s », cette dĂ©motivation relationnelle pĂšse directement sur la natalitĂ©.
Un Ătat en alerte⊠mais focalisĂ© sur le couple mariĂ©
Face Ă cette trajectoire, le gouvernement japonais nâest pas restĂ© les bras croisĂ©s.
Une Children and Family Agency a Ă©tĂ© créée, le budget consacrĂ© aux enfants et aux familles doit ĂȘtre doublĂ© progressivement, et une pluie de mesures a Ă©tĂ© annoncĂ©e : allocations familiales renforcĂ©es, soutien Ă la garde dâenfants, dĂ©veloppement des crĂšches, subventions pour les mariages et les naissances, expĂ©rimentations de semaines de quatre jours pour certains fonctionnaires, voire applications de rencontres publiques pour favoriser les unions « sĂ©rieuses ».
Sur le papier, cela ressemble Ă un plan de bataille massif. Dans la pratique, le ciblage de ces mesures pose problĂšme. La plupart de ces dispositifs sont conditionnĂ©s au fait dâĂȘtre dĂ©jĂ mariĂ© ou en couple. Ils aident les familles existantes, mais agissent trĂšs peu sur la premiĂšre Ă©tape du processus : entrer en relation, se marier, dĂ©cider dâavoir un premier enfant.
Par ailleurs, le pays se retrouve dans la situation paradoxale de construire des infrastructures pour des enfants qui ne viennent plus. Câest ce que montre trĂšs bien lâarticle CrĂšches en crise : le paradoxe du Japon, qui dĂ©crit des crĂšches flambant neuves, parfois sous-utilisĂ©es, dans un pays oĂč les naissances sâeffondrent.
En somme, lâĂtat tente de sauver un modĂšle familial prĂ©cis, centrĂ© sur le couple mariĂ© avec enfants, sans sâattaquer frontalement aux vraies racines du problĂšme : la prĂ©caritĂ© des jeunes, lâultra-intensitĂ© du travail, la rigiditĂ© des normes de genre et la quasi-invisibilitĂ© de la parentalitĂ© hors mariage.
Un « choix » collectif plus quâun complot anti-famille
Le titre « No Marriage, No Children » donne lâimpression que le Japon aurait, Ă un moment donnĂ©, dĂ©cidĂ© dâabandonner le mariage et la parentalitĂ©. En rĂ©alitĂ©, rien de tel nâa eu lieu.
Il nây a pas eu de rĂ©fĂ©rendum, ni de grande loi historique proclamant la fin du modĂšle familial traditionnel. Ce que lâon observe, câest plutĂŽt la somme de millions de micro-dĂ©cisions individuelles, prises dans un environnement institutionnel et culturel trĂšs particulier :
Un couplage rigide entre mariage et parentalitĂ©, qui rend la naissance dâun enfant hors mariage socialement marginale et administrativement compliquĂ©e.
Des normes de genre qui attendent encore des femmes quâelles assument la majoritĂ© du travail domestique, au moment mĂȘme oĂč elles font de longues Ă©tudes et occupent des postes qualifiĂ©s.
Une prĂ©caritĂ© masculine qui disqualifie une partie des jeunes hommes aux yeux dâeux-mĂȘmes et de la norme du « bon mari ».
Un marchĂ© du travail oĂč on reste au bureau jusquâĂ tard, ce qui grignote le temps disponible pour les rencontres, la vie de couple et la parentalitĂ©.
Une politique familiale qui concentre ses efforts sur les couples déjà formés, au lieu de faciliter aussi la vie des célibataires, des unions non mariées et des familles monoparentales.
Dans un tel systĂšme, le « choix » dominant nâa pas besoin dâĂȘtre explicite pour exister. Il se lit dans les incitations : rester cĂ©libataire plus longtemps, repousser le mariage, renoncer aux enfants ou nâen avoir quâun seul, surtout dans les grandes mĂ©tropoles comme Tokyo.
Câest ce qui donne au Japon cette impression Ă©trange dâun pays qui, collectivement, aurait « choisi » de tourner le dos au mariage et aux enfants, alors quâil sâagit plutĂŽt dâun engrenage trĂšs cohĂ©rent de contraintes, de normes et de compromis.
Et maintenant ?
Vu de lâextĂ©rieur, le Japon ressemble Ă un laboratoire Ă ciel ouvert des futurs dĂ©mographiques possibles : sociĂ©tĂ© trĂšs vieillissante, natalitĂ© ultra-basse, immigration encore limitĂ©e, marchĂ© du travail exigeant, jeunesse dĂ©senchantĂ©e face Ă la parentalitĂ©.
Si ce sujet vous intĂ©resse, lâarticle DĂ©mographie au Japon : une situation sans issue ? donne un bon aperçu des scĂ©narios possibles pour les dĂ©cennies Ă venir.
Pour lâinstant, le pays compense une partie de ses fragilitĂ©s par une longĂ©vitĂ© exceptionnelle, un niveau technologique Ă©levĂ© et une organisation sociale trĂšs efficace. Mais on voit dĂ©jĂ Ă©merger dâautres tendances, comme le travail trĂšs tardif des seniors, que lâon explore par exemple dans des dossiers sur le fait de travailler Ă 100 ans au Japon.
La question qui se pose, pour le Japon comme pour nous, est moins « comment remonter la natalitĂ© » que « quel type de sociĂ©tĂ© veut-on construire si lâon accepte que le mariage et la parentalitĂ© ne sont plus des passages obligĂ©s de la vie adulte ? ».
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