Ces mélanges d’art visuel et de calligraphie, racontaient des histoires avec un raffinement qui pourrait faire rougir les meilleurs storyboarders.
Bien avant que nos pouces ne scrollent frénétiquement sur X (anciennement Twitter) ou que nos soirées ne disparaissent dans un marathon de manga, les Japonais vivaient déjà l’expérience du binge-watching narratif… en déroulant des rouleaux peints, appelés emaki (絵巻).
🎥 Une narration à la main : c’est quoi, un emaki ?
Imaginez un long rouleau de papier ou de soie, peint et calligraphié, que l’on déroule de droite à gauche, révélant l’histoire image après image. Chaque scène est soigneusement mise en page, alternant texte et illustration dans une continuité visuelle fluide.
Les emaki sont issus du makimono chinois, mais deviennent typiquement japonais sous l’ère Heian (794–1185). On y raconte des récits bouddhistes, historiques, romantiques ou satiriques, avec un soin particulier dans la narration séquentielle.
Le principe ? Une lecture “interactive” à deux mains : l’une déroule, l’autre rembobine. Le spectateur, souvent en petit comité, découvre les scènes comme on regarderait un film en traveling latéral.
👁️ Comment “lire” un emaki ?
On ne tourne pas les pages : on déplie l’histoire. Chaque déroulé mesure environ 60 cm, et le rouleau peut s’étendre jusqu’à plus de 10 mètres ! On avance de droite à gauche, dans une immersion progressive, presque cinématographique.
Le format est si intime qu’il donne l’impression d’une projection privée, version médiévale.
🎨 Les styles visuels et leurs codes
La majorité des grands emaki s’inscrit dans le style yamato-e (大和絵), l’art “à la japonaise” :
- Couleurs vives, aplats francs
- Nuages-bandes pour structurer l’espace
- Fukinuki yatai : des intérieurs vus en plongée en retirant le toit
- Visages hikime-kagibana : un œil en trait, un nez en crochet
- Technique tsukuri-e : croquis à l’encre, aplats colorés, puis reprise des lignes
Deux sensibilités coexistent :
| Sensibilité | Traduction | Thèmes principaux | Exemples célèbres |
|---|---|---|---|
| Onna-e | “Images de femmes” | Vie de cour, romances, esthétisme | Genji Monogatari Emaki |
| Otoko-e | “Images d’hommes” | Chroniques, action, énergie | Ban Dainagon Ekotoba |
🖼️ 5 rouleaux iconiques
1. Genji Monogatari Emaki (XIIᵉ siècle)
L’adaptation picturale du Dit du Genji : l’élégance de la cour de Heian sublimée dans un style yamato-e pur jus. À voir à Nagoya (Tokugawa Art Museum) ou Tokyo (Gotō Museum).
2. Chōjū-jinbutsu-giga (XIIᵉ–XIIIᵉ siècles)
Des animaux qui parodient la société humaine : un chef-d’œuvre de satire silencieuse, souvent présenté (à tort ou à raison) comme l’ancêtre du manga.
3. Ban Dainagon Ekotoba (fin XIIᵉ siècle)
Une chronique politique spectaculaire : entre coups bas et incendies, ce rouleau dynamique est un modèle d’otoko-e.
4. Ippen Shōnin Eden (fin XIIIᵉ siècle)
Le récit de la vie d’un moine errant : un road-movie spirituel à travers le Japon médiéval.
5. Kasuga Gongen Genki E (1309)
20 rouleaux luxueux, mêlant or, argent et spiritualité, dédiés aux miracles liés au sanctuaire de Kasuga.
🤔 Emaki et manga : une filiation à relativiser
On aime dire que les emaki sont les premiers manga. C’est séduisant, mais un peu rapide. Certes, on retrouve dans les emaki :
- La narration séquentielle
- Des gags visuels
- Un certain sens du rythme
Mais le manga moderne est né bien plus tard, avec une industrie, un lectorat de masse, et des codes propres. Mieux vaut voir l’emaki comme un précurseur inspirant, une brique dans l’histoire de la BD japonaise, plutôt qu’un ancêtre direct.
📍 Où admirer des emaki aujourd’hui ?
| Lieu | Rouleaux exposés | Remarques |
|---|---|---|
| Tokyo National Museum | Chōjū-jinbutsu-giga, etc. | Expositions tournantes |
| Kyoto National Museum | Nombreux rouleaux classiques | Site riche en ressources |
| Tokugawa Art Museum (Nagoya) | Fragments du Genji | Rares ouvertures au public |
| Gotō Museum (Tokyo) | Fragments complémentaires | À surveiller selon la saison |
| The Met (New York) | Expositions pédagogiques | Essai interactif en ligne |
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