Une contradiction en 3 volets : le foncier, les statuts de séjour et le calcul politique qui se cache derrière ce durcissement.

D’un côté, le Japon cumule inflation persistante, yen faible, salaires réels en berne et faillites d’entreprises faute de personnel. De l’autre, le gouvernement durcit les règles pour les étrangers qui vivent, travaillent ou souhaitent s’installer durablement dans l’archipel.
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Si vous rêvez de venir au Japon, si vous y vivez déjà ou si vous suivez simplement le pays de loin, ce grand écart vous concerne directement. Comment un pays qui manque autant de main-d’œuvre peut-il consacrer autant d’énergie politique à encadrer davantage les étrangers
Un pays en manque de travailleurs, mais pas de suspicion
Commençons par planter le décor : le Japon fait face à un cocktail explosif: inflation, yen faible qui renchérit les importations, salaires réels comprimés et pénurie de main-d’œuvre dans quasiment tous les secteurs. Résultat très concret, les faillites d’entreprises liées uniquement au manque de personnel explosent. Entre janvier et novembre 2025, Tokyo Shoko Research recense déjà 359 sociétés contraintes de fermer faute de travailleurs disponibles, un record qui devrait frôler les 400 cas sur l’année.
Dans le même temps, le nombre de résidents étrangers dépasse désormais les 3,8 millions, soit un peu plus de 3 % de la population. Dans 27 municipalités, ils représentent déjà plus de 10 % des habitants et jusqu’à 36 % dans certains bourgs touristiques. Autrement dit, le Japon n’est plus ce pays homogène que l’on décrit souvent par réflexe.
Si vous voulez mesurer cette transformation sur le temps long, nous avions décortiqué la progression des travailleurs étrangers et les records récents d’immigration ici : 🇯🇵 Japon : un nouveau record pour l’Immigration.
Face à cette réalité, le gouvernement de Takaichi Sanae ne met pourtant pas la priorité sur une intégration plus solide des étrangers, mais sur un encadrement renforcé: qui peut acheter quoi, qui peut rester, qui peut devenir japonais.
Suivre chaque appartement
Depuis des années, un récit obsède une partie de la droite radicale japonaise: celui d’une prise de contrôle silencieuse du pays par des investisseurs étrangers, surtout chinois, qui rachèteraient terrains, forêts, stations de ski et résidences secondaires. Dans cet imaginaire, chaque champ de panneaux solaires ou chaque hôtel en montagne acquis par un non japonais devient une sorte d’avant-poste d’invasion.
La réalité est beaucoup plus banale. Le yen affaibli, la flambée du tourisme et l’essor des locations de courte durée ont rendu le foncier japonais attractif pour des investisseurs étrangers, notamment dans les grandes villes et les zones de villégiature. On voit des immeubles transformés en hôtels de fait, en locations type minpaku, des résidences rénovées pour la location à la nuitée. Certains cas d’abus sont bien réels, comme ces immeubles où un propriétaire étranger aurait multiplié brutalement les loyers pour faire partir les occupants.
Sur le plan juridique, le Japon est pourtant l’un des pays les plus ouverts: un étranger peut acheter un terrain ou un appartement sans être résident et même sans avoir de visa valide. La base foncière nationale enregistre les propriétaires, mais la nationalité n’est systématiquement suivie que pour les terres agricoles. Pour les immeubles ou copropriétés, elle n’apparaît presque jamais.
Le gouvernement veut modifier ce point en profondeur. Un projet de base de données nationale prévoit d’associer à chaque bien immobilier la nationalité de son propriétaire, y compris pour les appartements et les bâtiments en copropriété. Entrée en vigueur visée autour de 2027, avec interconnexion aux dispositifs déjà existants sur les terres dites importantes, par exemple autour de bases militaires, centrales nucléaires ou îles frontalières.
Techniquement, il s’agirait d’harmoniser le système: la nationalité deviendrait un champ obligatoire à chaque enregistrement de propriété, avec la capacité de repérer les sociétés japonaises servant de prête-nom à des capitaux étrangers.
L’argument officiel tient en deux mots: sécurité nationale. Mieux suivre les achats autour des infrastructures sensibles, mieux distinguer investissement productif et spéculation. Même l’État reconnaît qu’il ne sait pas répondre clairement à une question simple: quelle part du foncier japonais appartient à des non nationaux, et où se trouvent ces biens
Pris isolément, le projet ne serait pas forcément choquant. De nombreux pays limitent ou surveillent les achats immobiliers par des non résidents. Ce qui change tout, c’est le contexte politique. Dans un climat entretenu depuis des années autour de la peur de la vente du pays à des puissances hostiles, une base de données neutre peut facilement devenir un outil de surtaxation ou de quotas ciblant les étrangers. Et cela même si les chiffres montrent que leur part reste marginale.
En clair, la mesure répond à une inquiétude partiellement rationnelle manque de données, enjeux de sécurité tout en nourrissant les réflexes identitaires qui la rendent politiquement rentable.
Résidence permanente, naturalisation: des portes qui se referment
Vient ensuite le quotidien des gens, peut être le vôtre si vous vivez ou envisagez de vivre au Japon: visas, renouvellements, résidence permanente, naturalisation.
En dix ans, la population étrangère a presque doublé, passant d’environ 2,2 millions en 2014 à plus de 3,8 millions récemment. Cette hausse ne relève pas d’un choix idéologique, mais d’un besoin brutal de main-d’œuvre. Les projections parlent d’un manque possible de 3,4 millions de travailleurs en 2030 et de 11 millions en 2040. Les faillites liées à la pénurie de personnel se multiplient déjà.
Face à cela, le premier grand chantier de la nouvelle équipe n’est pas de sécuriser les trajectoires de ceux qui sont déjà là, mais d’augmenter fortement les frais administratifs. Les renouvellements et changements de statut de séjour passeraient de quelques milliers de yens à 30 000 ou 40 000 yens par personne, et la demande de résidence permanente dépasserait les 100 000 yens, contre un plafond actuel à 10 000 yens inscrit dans la loi. Pour une famille de quatre personnes, la facture de renouvellement pourrait ainsi passer d’environ 24 000 yens à 160 000 yens.
Officiellement, l’idée serait d’aligner les tarifs sur l’Europe ou les États Unis, et d’adopter une logique bénéficiaire payeur qui financerait numérisation des procédures, information multilingue et contrôles renforcés contre les personnes en situation irrégulière.
Dans la pratique, ce sont les profils les plus précaires qui paieront la note: étudiants, titulaires de visas annuels, familles nombreuses et petites entreprises qui sponsorisent plusieurs travailleurs étrangers. Dans des secteurs déjà sous tension comme la restauration, les EHPAD ou l’industrie régionale, quelques centaines de milliers de yens de frais supplémentaires peuvent suffire à rendre l’embauche d’étrangers beaucoup moins attractive.
En parallèle, un durcissement de fond se prépare sur la résidence permanente. La règle générale exige dix années de séjour, mais des voies rapides existent pour certains profils hautement qualifiés ou conjoints, parfois en trois ans ou un an. Les pistes discutées vont dans le sens inverse: suppression des voies les plus rapides, conditionnement de l’obtention et du maintien du statut à l’absence totale d’arriérés fiscaux ou sociaux, introduction de clauses explicites de retrait du statut en cas d’atteinte à l’ordre public.
Les services de l’immigration seraient aussi incités à refuser le renouvellement des visas temporaires aux personnes ayant pris du retard dans le paiement de l’assurance maladie nationale ou de la retraite publique, en croisant leurs bases avec celles de la sécurité sociale. Sur le papier, ces obligations existaient déjà, mais leur application deviendrait plus systématique, plus mécanique.
Côté naturalisation, la durée minimale de résidence exigée est officiellement de cinq ans, soit moins que pour la résidence permanente. Le gouvernement souhaite revoir cette pratique pour la rendre plus exigeante, en examinant davantage les antécédents fiscaux, sociaux et le comportement général des candidats.
Pris ensemble, ces changements envoient un message clair: le Japon reste intéressé par les travailleurs étrangers, mais à un prix plus élevé, avec des conditions de séjour plus fragiles et une citoyenneté repoussée plus loin. Pour beaucoup de résidents, la moindre erreur quelques mois de chômage, des retards dans les cotisations peut suffire à briser une trajectoire de long terme.
Pour mieux comprendre à quel point ces parcours sont déjà verrouillés pour certains profils, notamment ceux qui arrivent avec peu de qualifications…
Crime, sentiment d’insécurité et profits politiques
À ce stade, vous vous demandez peut être: tout cela est il au moins justifié par un bond spectaculaire de la criminalité étrangère
Les données disponibles répondent non. Une fois les chiffres rapportés au nombre de résidents et de visiteurs étrangers, le taux de criminalité des non japonais apparaît similaire, voire inférieur, à celui des Japonais, autour de 0,4 % dans certaines estimations. Des responsables de la sécurité ont rappelé qu’aucun lien clair n’était établi entre la hausse du nombre d’étrangers et une augmentation de la criminalité.
Pourtant, le sentiment d’insécurité progresse. En 2024, moins de 60 % des personnes interrogées par l’Agence nationale de la police considéraient encore le Japon comme un pays sûr. Cette dissonance entre perception et réalité crée un terrain idéal pour les réponses symboliques: contrôles plus fréquents des cartes de résident, nouvelles agences dédiées aux problèmes causés par les étrangers, durcissements ciblés sur les permis de conduire ou les achats immobiliers par des non nationaux.
Sur le front économique, la situation est beaucoup plus nette: les deux tiers des entreprises déclarent subir gravement ou assez gravement la pénurie de main-d’œuvre, surtout les PME et les services. Les faillites directement liées au manque de personnel battent des records, en 2024 puis 2025. Les secteurs les plus touchés hôtellerie, restauration, aide à la personne, logistique, BTP régional sont justement ceux qui dépendent le plus des travailleurs étrangers, qu’il s’agisse de détenteurs de visas compétences spécifiques ou d’anciens stagiaires techniques.
Dans ce cadre, choisir de renchérir l’immigration et de fragiliser les trajectoires vers la permanence revient à compliquer la seule variable que le Japon contrôle encore un peu: sa capacité à attirer et retenir des travailleurs. D’autant que d’autres pays, en Asie comme en Europe, offrent des salaires plus élevés et des voies de résidence plus stables.
Pourquoi persister alors dans cette direction Parce que politiquement, ça fonctionne. Takaichi Sanae a été élue en octobre 2025 avec un taux d’approbation initial élevé, puis des niveaux de popularité supérieurs à 70 %. Ce succès repose sur un mélange de relance budgétaire, de politiques familiales et de fermeté affichée face à la Chine, à Taïwan et aux étrangers en général.
Le schéma est classique: mettre en scène un clivage entre les vrais Japonais et des menaces extérieures puissances rivales, touristes mal élevés, faux réfugiés, spéculateurs, puis multiplier les signaux de fermeté. Le durcissement contre les étrangers devient un marqueur identitaire plus qu’une politique publique fine.
On a déjà montré comment certains partis populistes instrumentalisent la présence d’étrangers en expliquant qu’ils font baisser les salaires et détruisent le niveau de vie, alors même que la stagnation économique a des causes bien plus profondes. Si le sujet vous intrigue, jetez un œil à notre article dédié : Les étrangers bon marché font baisser les salaires…
Un Japon de plus en plus dépendant des étrangers, mais qui refuse de l’assumer
À long terme, deux forces avancent en parallèle et finissent par se rentrer dedans.
D’un côté, la démographie et l’économie poussent vers un Japon de plus en plus dépendant de résidents étrangers, non seulement comme main-d’œuvre, mais aussi comme parents d’enfants japonais, comme entrepreneurs, comme contribuables. De l’autre, la législation et le discours public construisent un système où ces mêmes étrangers restent structurellement précaires, nécessaires économiquement mais jamais vraiment reconnus politiquement.
Un pays peut fonctionner ainsi un certain temps, en considérant ses travailleurs étrangers comme des pièces détachées remplaçables. Mais plus les cohortes restent et s’installent, plus cette logique devient intenable, socialement comme financièrement. À terme, la survie du système de retraite, le maintien des services dans les campagnes et la vitalité de nombreuses entreprises dépendront de la capacité du Japon à transformer ces étrangers de passage en citoyens à part entière.
Si vous voulez aller plus loin sur ce virage vers une société plus diverse et les tensions que cela crée, on vous recommande notre mise en perspective : 🇯🇵 Le Japon vers une société plus multiculturelle.
Pourquoi prendre le temps de regarder les chiffres change tout
Tout ce sujet se prête parfaitement aux vidéos chocs, aux mini clips viraux sur les touristes irrespectueux ou aux unes anxiogènes sur la criminalité étrangère. C’est plus simple, plus émotionnel.
Cet article fait l’inverse. Il empile statistiques, rapports de sociétés de crédit, données de l’administration japonaise et analyses de médias spécialisés pour essayer de répondre à une question simple que vous vous posez peut être: le durcissement actuel est il une réponse logique à un problème réel, ou surtout un calcul politique
Dans un environnement saturé de contenus automatiques, prendre le temps de regarder les tableaux et les textes produits par l’État japonais devient presque un réflexe d’hygiène mentale. Cela ne résout pas le débat, mais cela vous permet au moins de ne pas le subir.
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