🌎 L’Argentine et la diaspora japonaise

En filigrane, l’histoire des Japonais en Argentine rĂ©vĂšle trois traits profonds du pays.

Argentine et la diaspora japonaise

Si vous vous promenez Ă  Buenos Aires, vous avez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  croisĂ© ce Japon invisible sans toujours le remarquer. Une tintorerĂ­a tenue par une famille « aux yeux bridĂ©s », un panneau du JardĂ­n JaponĂ©s de Palermo, des serres alignĂ©es Ă  BelĂ©n de Escobar, un centre communautaire okinawaĂŻen bruyant de musique un dimanche aprĂšs-midi.

NumĂ©riquement, la communautĂ© japonaise en Argentine reste modeste. Symboliquement, elle occupe pourtant une place bien plus vaste que ses 10 000 ressortissants et ses dizaines de milliers de descendants. Ce qui suit est l’histoire de cette prĂ©sence discrĂšte, qui s’est faufilĂ©e dans les interstices du modĂšle migratoire argentin.

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Pour replacer cette histoire dans le panorama global, vous pouvez aussi jeter un Ɠil Ă  l’article Les Japonais dans le monde, qui dĂ©taille oĂč vivent les communautĂ©s japonaises Ă  l’étranger.

Avant les paquebots : un machiniste perdu Ă  CĂłrdoba

On raconte souvent que tout commence en 1908, avec l’arrivĂ©e de migrants d’Okinawa et de Kagoshima sur le Kasato Maru. C’est vrai pour le BrĂ©sil, un peu moins pour l’Argentine.

Ici, l’histoire documentĂ©e dĂ©bute en 1886 avec une silhouette solitaire, presque anonyme. Kinzo Makino, machiniste japonais, part travailler Ă  CĂłrdoba. Pas de programme bilatĂ©ral, pas de contrat d’État. Juste un individu qui se glisse dans la grande vague migratoire vers l’Argentine de la fin du XIXᔉ siĂšcle.

À ce moment-lĂ , le Japon vient d’entrer dans l’ùre Meiji. Les flux d’émigration se concentrent vers HawaĂŻ puis la cĂŽte pacifique des AmĂ©riques. L’Argentine reste un pays lointain, souvent accessible depuis le BrĂ©sil ou le Chili. Pendant encore deux dĂ©cennies, la prĂ©sence japonaise y demeure microscopique. Mais la porte est entrouverte.

1908-1930 : Okinawa, Buenos Aires et les métiers « invisibles »

La vĂ©ritable installation commence avec les flux de 1908-1909. La plupart des nouveaux arrivants viennent d’Okinawa et de Kagoshima, bientĂŽt rejoints par des natifs d’Hokkaidƍ, Kumamoto, Hiroshima ou Akita. Ce dĂ©tail gĂ©ographique compte, car encore aujourd’hui une grande partie des descendants japonais en Argentine ont des racines okinawaĂŻennes.

Imaginez Buenos Aires Ă  l’époque. Une ville en pleine explosion, saturĂ©e d’Italiens, d’Espagnols, de Juifs ashkĂ©nazes. Dans ce brouhaha europĂ©en, quelques centaines de Japonais se glissent dans des niches Ă©conomiques trĂšs prĂ©cises.

On les trouve derriĂšre le comptoir des tintorerĂ­as, ces pressing de quartier devenus un clichĂ© attachĂ© au « Japonais tintorero ». On les croise dans des cafĂ©s et petits commerces de quartiers populaires, oĂč leur accent et leur visage les distinguent autant que leur gestion rigoureuse de la caisse. D’autres travaillent comme domestiques, dockers, ouvriers, occupant les emplois physiques qui permettent aux Ă©lites d’origine europĂ©enne de conserver l’illusion d’une hiĂ©rarchie raciale intacte.

En pĂ©riphĂ©rie de la capitale, certains se tournent dĂ©jĂ  vers l’horticulture, la floriculture, la pĂȘche. Ils installent des potagers spĂ©cialisĂ©s, des serres, des petits Ă©levages, parfois en coopĂ©ratives familiales. À la fin des annĂ©es 1930, on compte environ 6 000 Japonais dans tout le pays. Une goutte d’eau dans l’ocĂ©an migratoire argentin, mais une goutte trĂšs structurĂ©e.

Socialement, cette premiĂšre gĂ©nĂ©ration se caractĂ©rise par une majoritĂ© d’hommes au dĂ©part, comme dans la plupart des migrations japonaises, un fort taux d’association et de mutualisme, et un regard extĂ©rieur oscillant entre exotisme bienveillant et racisation diffuse, souvent confondue avec un « Orient » indistinct.

S’organiser pour tenir : l’AJA, la langue et la sociabilitĂ©

TrĂšs vite, les Japonais d’Argentine comprennent qu’ils devront compter d’abord sur eux-mĂȘmes. En 1916, 57 jeunes fondent l’Association de Jeunes Japonais en Argentine. L’annĂ©e suivante, l’organisation devient l’AsociaciĂłn Japonesa en la Argentina (AJA), qui s’impose comme centre de gravitĂ© de la communautĂ©.

D’abord installĂ©e dans le sud de Buenos Aires, puis dĂ©mĂ©nagĂ©e avenue Independencia en 1961, l’AJA joue plusieurs rĂŽles Ă  la fois. Elle aide Ă  trouver un premier emploi, un logement, Ă  remplir des papiers administratifs. Elle entretient la langue avec des cours de japonais et de petits journaux communautaires. Elle offre aussi un espace de sociabilitĂ© propre, avec des fĂȘtes saisonniĂšres, des tournois sportifs, des rencontres oĂč l’on se marie, souvent Ă  l’intĂ©rieur de la communautĂ©.

Si vous avez dĂ©jĂ  participĂ© Ă  un matsuri organisĂ© par une association japonaise Ă  l’étranger, vous voyez trĂšs bien ces scĂšnes. En Argentine, ce maillage d’associations va servir de filet de sĂ©curitĂ© pendant les annĂ©es difficiles qui s’annoncent.

1930-1945 : du « Japon modĂšle » Ă  l’ennemi de guerre

Entre les deux guerres mondiales, l’image du Japon change. Aux yeux de certaines Ă©lites argentines, l’archipel devient un modĂšle de modernisation rapide, d’État fort, de sociĂ©tĂ© disciplinĂ©e. Un miroir lointain pour des dirigeants qui cherchent eux aussi Ă  stabiliser et industrialiser leur pays.

La communautĂ© japonaise en Argentine bĂ©nĂ©ficie en partie de ce prestige symbolique. Les relations diplomatiques entre Buenos Aires et Tokyo sont cordiales depuis la fin du XIXᔉ siĂšcle, et la petite diaspora en tire un surcroĂźt de respectabilitĂ©.

Tout bascule avec la guerre du Pacifique. Sous la pression des États-Unis, l’Argentine finit par rompre ses relations avec l’Axe et dĂ©clare la guerre au Japon. Les institutions japonaises sont fermĂ©es, les associations surveillĂ©es, les communications avec le pays d’origine fortement limitĂ©es.

Contrairement Ă  l’AmĂ©rique du Nord, il n’y a pas d’internement massif dans des camps. Mais la communautĂ© subit perquisitions, saisies, interdictions temporaires de se rĂ©unir. Le Japonais d’Argentine devient un potentiel ennemi intĂ©rieur. La surveillance se relĂąche aprĂšs 1945, les restrictions sont levĂ©es en 1947, et la plupart des migrants choisissent de rester. Le retour au pays, dĂ©truit et exsangue, paraĂźt souvent impossible. Entre-temps, les enfants sont nĂ©s argentins.

1950-1970 : colonies agricoles et ceinture verte japonaise

L’aprĂšs-guerre ouvre une nouvelle phase. Le Japon se reconstruit, l’Argentine cherche de la main-d’Ɠuvre qualifiĂ©e pour ses zones rurales. Dans les annĂ©es 1950 et 1960, les deux États mettent en place des accords d’immigration planifiĂ©e. Des familles japonaises sont orientĂ©es vers des colonies agricoles en Misiones, Mendoza, La Plata (Colonia Urquiza), Zelaya (district de Pilar) ou encore dans l’arriĂšre-pays de la province de Buenos Aires.

CÎté argentin, différents organismes publics encadrent ces projets. CÎté japonais, la Cooperativa para la Colonización Argentina (ATAKU), fondée en 1953, accompagne les candidats en leur offrant conseils techniques, aide pour choisir les terres, soutien administratif.

Ces colonies se spĂ©cialisent vite. Autour de Buenos Aires, l’horticulture intensive et la floriculture transforment des zones entiĂšres en mers de serres. À Misiones, on plante thĂ©, cultures subtropicales, lĂ©gumes. Dans d’autres provinces, Ă©levage et maraĂźchage prennent le relais.

À BelĂ©n de Escobar, la prĂ©sence japonaise est telle qu’elle structure carrĂ©ment l’identitĂ© locale. Serres alignĂ©es, familles nikkei, Fiesta Nacional de la Flor, jardin japonais municipal: la floriculture y devient une vitrine nationale. La prochaine fois que vous verrez un bouquet « made in Argentina », il y a de bonnes chances qu’une histoire japonaise se cache derriĂšre.

Okinawa, colonne vertébrale de la diaspora

L’un des traits les plus originaux de la diaspora japonaise d’Argentine est le poids d’Okinawa. Historiquement marginalisĂ© au sein du Japon, l’archipel a envoyĂ© une partie importante de sa population vers les AmĂ©riques. En Argentine, cette histoire se cristallise dans le Centro Okinawense en la Argentina (COA), fondĂ© au milieu du XXᔉ siĂšcle et installĂ© avenue San Juan, Ă  Buenos Aires.

Le COA est Ă  la fois club de sports, salle de concert, Ă©cole de culture et plateforme de mĂ©moire. On y pratique arts martiaux, taiko et sanshin. On y suit des cours de langue, de calligraphie, d’origami ou de broderie. On y organise des festivals qui font dialoguer tambours okinawaĂŻens et tango, comme un rĂ©sumĂ© vivant de ce mĂ©lange nipo-argentin.

Depuis 1967, la prĂ©fecture d’Okinawa propose des bourses pour que des descendants argentins puissent aller se former sur place. Ces allers-retours nourrissent un sentiment d’appartenance spĂ©cifique, ni totalement japonais ni totalement argentin.

Écoles, jardins, mĂ©dias : fabriquer un espace culturel

À partir des annĂ©es 1960, la communautĂ© cesse d’ĂȘtre seulement un groupe de travailleurs migrants. Elle devient un acteur culturel structurĂ©, avec ses Ă©coles, ses journaux, ses symboles visibles dans l’espace public.

DĂšs 1948, une Ă©cole de japonais est lancĂ©e Ă  Buenos Aires. Elle deviendra le Buenos Aires Nihongo Gakkƍ, noyau d’un rĂ©seau scolaire qui aboutira ensuite Ă  la crĂ©ation du Nichia Gakuin, un institut privĂ© argentino-japonais. En 1960, un Centro de Cultura e Idioma JaponĂ©s voit le jour dans le mĂȘme quartier, formant avec l’AJA un vĂ©ritable campus de langue et de culture.

En parallĂšle, une presse communautaire bilingue se dĂ©veloppe. Des journaux comme La Plata Hochi documentent les Ă©vĂ©nements de la diaspora, relayent les nouvelles du Japon, annoncent mariages, festivals, dĂ©cĂšs. Pour beaucoup de nikkei, ces colonnes sont un lien prĂ©cieux avec un monde d’origine souvent idĂ©alisĂ©.

Et puis il y a le JardĂ­n JaponĂ©s de Buenos Aires, construit puis rĂ©novĂ© au fil des annĂ©es dans le parc Tres de Febrero. Co-financĂ© par la communautĂ© et les autoritĂ©s japonaises, il fonctionne comme un geste de diplomatie culturelle autant que comme un lieu de promenade pour les habitants. Si vous l’avez dĂ©jĂ  visitĂ©, vous avez en rĂ©alitĂ© traversĂ© un morceau de cette histoire migratoire.

De la tintorerĂ­a Ă  l’ingĂ©nierie : troisiĂšme et quatriĂšme gĂ©nĂ©rations

À partir des annĂ©es 1970, le profil socio-professionnel change en profondeur. Les enfants et petits-enfants de tintoreros et de floriculteurs se dĂ©tachent progressivement des mĂ©tiers de leurs parents. Ils entrent Ă  l’universitĂ©, se dirigent vers l’ingĂ©nierie, l’électronique, l’architecture, le droit, la mĂ©decine, la recherche.

Ce mouvement suit globalement l’ascension des classes moyennes argentines, mais avec quelques spĂ©cificitĂ©s. Dans beaucoup de familles nikkei, l’éducation est une obsession assumĂ©e. On valorise la discipline scolaire, la compĂ©tence technique, la modestie dans la rĂ©ussite. Les rĂ©seaux communautaires restent importants pour trouver un premier job, pour les loisirs, parfois pour le mariage, mais les frontiĂšres se font plus souples que dans les dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes.

Les identitĂ©s, elles aussi, se diversifient. Certains descendants se dĂ©finissent uniquement comme « Argentins » et ne parlent pas un mot de japonais. D’autres revendiquent avec fiertĂ© leurs racines okinawaĂŻennes, participent aux festivals, apprennent la langue. D’autres encore adoptent le terme nikkei comme une identitĂ© Ă  part entiĂšre, ni locale ni Ă©trangĂšre, qui fait Ă©cho Ă  ce qui se passe dans le reste du continent.

Entre invisibilité et exotisation

MalgrĂ© ses institutions, la communautĂ© japonaise reste largement absente du rĂ©cit national argentin, centrĂ© sur une origine europĂ©enne. Dans l’imaginaire collectif, « les Asiatiques » (Chinois, CorĂ©ens, Japonais) sont souvent rangĂ©s dans un mĂȘme ensemble flou. NumĂ©riquement, il s’agit d’une minoritĂ© faible, dispersĂ©e, peu prĂ©sente dans les grands conflits sociaux qui structurent la mĂ©moire du pays.

Dans le mĂȘme temps, le Japon occupe une place symbolique disproportionnĂ©e dans certains espaces. Il incarne la modernitĂ© technologique et la discipline, mais aussi un exotisme consom­mable: gastronomie, jardins zen, mangas, esthĂ©tiques kawaii. On consomme du « Japon » sans toujours voir les Japonais rĂ©els qui vivent depuis des gĂ©nĂ©rations Ă  Avellaneda, La Plata ou Escobar.

La mĂ©moire de la Seconde Guerre mondiale, des restrictions, de la suspicion reste pourtant vive dans les familles. Elle cohabite avec d’autres histoires de violence qui saturent l’espace public argentin, de la dictature militaire Ă  la Shoah, en passant par les exils latino-amĂ©ricains. Dans cette cacophonie mĂ©morielle, la voix nipo-argentine reste souvent plus chuchotĂ©e que criĂ©e.

Culture pop, sushis et hybridations quotidiennes

Depuis les annĂ©es 1990, l’image du Japon en Argentine circule surtout via la culture pop globale. Jeux vidĂ©o, anime, mangas, J-rock, cosplay: les conventions otaku de Buenos Aires mĂ©langent descendants de Japonais et jeunes sans aucun lien migratoire, tous attachĂ©s Ă  la mĂȘme esthĂ©tique.

ParallĂšlement, la gastronomie devient un vecteur central. Les restaurants de sushi se multiplient Ă  Buenos Aires, parfois tenus par des nikkei, souvent par des chefs argentins formĂ©s sur le tas. Une cuisine nikkei proprement argentine Ă©merge, mĂȘlant poisson cru, viande grillĂ©e, agrumes, soja et sauces locales. Dans les supermarchĂ©s et les ferias, les ingrĂ©dients japonais se banalisent.

Pris entre cette hyper-visibilitĂ© culturelle et leur faible poids dĂ©mographique, les Japonais d’Argentine se retrouvent dans une situation paradoxale. Leur « Japon » est partout: sur les Ă©crans, dans les assiettes, dans la mode. Mais leur propre histoire reste confidentielle, confinĂ©e aux cercles familiaux, aux archives des associations, Ă  quelques travaux d’anthropologie.

Ce que l’histoire nipo-argentine dit de l’Argentine

Elle montre d’abord la plasticitĂ© du modĂšle migratoire argentin. PensĂ©e au dĂ©part comme une terre d’accueil pour EuropĂ©ens, l’Argentine a intĂ©grĂ© presque par accident une diaspora asiatique qui ne rentrait pas dans le rĂ©cit officiel. Les cadres juridiques, symboliques et pratiques se sont ajustĂ©s aprĂšs coup.

Elle met ensuite en lumiÚre la force des micro-niches économiques. Des secteurs qui semblaient anecdotiques, comme les tintorerías ou la floriculture, ont permis aux migrants de constituer un capital financier et social décisif. Ce socle a rendu possible la diversification professionnelle des générations suivantes.

Elle raconte enfin la fabrication lente d’une identitĂ© nikkei locale. Ni simple extension du Japon, ni simple assimilation argentine, mais une couche supplĂ©mentaire dans la mosaĂŻque du pays. Une identitĂ© faite de jardins japonais dans les parcs, de serres familiales Ă  Escobar, de tournois de gateball au COA, de fans de manga dans le Subte et de vieux ventilateurs de tintorerĂ­a marquĂ©s « Miss JapĂłn » dans un salon de Buenos Aires.

La prochaine fois que vous passerez devant une tintorerĂ­a tenue par une famille d’origine japonaise, que vous vous promĂšnerez au JardĂ­n JaponĂ©s ou que vous croiserez un stand de fleurs Ă  BelĂ©n de Escobar, vous saurez qu’il ne s’agit pas seulement de dĂ©cor. C’est tout un chapitre discret de l’histoire argentine qui continue Ă  s’écrire, dans le quotidien le plus banal.

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Auteur/autrice : Louis Japon

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