Cette histoire relie un ancien samouraï, une jungle tropicale, des plants de café… et les rues de Mexico d’aujourd’hui.

Vous pourriez croire que les Japonais arrivent au Mexique seulement à la fin du XIXᵉ siècle. Pourtant, dès 1614, l’ambassade Hasekura Tsunenaga débarque à Acapulco après avoir traversé le Pacifique à bord du galion de Manille. Ce corridor transpacifique, à l’époque, relie régulièrement l’Asie et l’Amérique.
Quelques individus, comme Luis Encío et Juan de Páez à Guadalajara, s’installent même durant la période coloniale. Leur trace se dissout ensuite dans la société de la Nouvelle-Espagne, mais leur existence prouve que la connexion Asie–Mexique n’est pas une création moderne… seulement une histoire longtemps effacée.
🤝 1888 : un traité, deux nations, deux obsessions
Quand le Mexique de Porfirio Díaz et le Japon Meiji signent en 1888 un traité d’amitié, commerce et navigation, ils y voient chacun une opportunité.
Le Mexique veut moderniser son économie, attirer des capitaux, exploiter les terres du Sud comme le Soconusco et y développer l’or vert de l’époque : le café.
Le Japon veut désengorger ses campagnes, expérimenter l’émigration et projeter sa puissance à l’international. L’idée est simple : envoyer des paysans excédentaires fonder des colonies modèles dans des zones jugées prometteuses.
C’est dans ce contexte qu’entre en scène une figure inattendue : Enomoto Takeaki, le samouraï devenu diplomate.
⚔️ Enomoto Takeaki : du dernier samouraï au stratège colonial
Enomoto Takeaki a connu toutes les ruptures. Défenseur du shogunat, insurgé à Hokkaidō, puis ministre du Japon impérial, il comprend mieux que quiconque la logique coloniale de la fin du XIXᵉ siècle. Inspiré par les modèles occidentaux, il imagine un système japonais d’émigration agricole.
En 1893, il fonde la Société de colonisation Japon-Mexique. Son objectif est clair : établir au Chiapas une colonie exemplaire, symbole d’un Japon moderne et expansionniste.
L’idée paraît simple. Le terrain, lui, le sera beaucoup moins.
🚢 À bord du Gaelic : 47 jours vers l’inconnu
Le 24 mars 1897, 34 Japonais embarquent depuis Yokohama. Ils ne sont ni aventuriers solitaires ni réfugiés économiques. Ce sont les salariés d’une utopie : jeunes, presque tous hommes, originaires de Mikawa, envoyés pour créer un modèle agricole.
Leur contrat prévoit dix heures de travail par jour, un salaire modeste, un logement sommaire et la promesse d’un retour possible en cas d’extrême nécessité. Rien qui permette d’affronter ce qui les attend réellement.
Le 10 mai, ils débarquent à San Benito, futur Puerto Madero. Et là, la fable se déchire.
🌿 Escuintla : quand l’utopie s’enlise dans la jungle
Il faut plus de quatorze heures de marche sous un climat tropical pour atteindre les terres concédées près d’Escuintla. Très vite, la réalité les submerge : chaleur écrasante, moustiques, isolement, routes impraticables.
Les colons construisent leurs premières maisons en trois jours. Mais le calendrier agricole est mauvais : la saison de plantation du café est déjà passée. Les plants promis n’arrivent pas toujours. Les terres sont parfois mal drainées. Et surtout, la malaria ravage le groupe.
La barrière linguistique complique tout : acheter du matériel, consulter un médecin, négocier une mule. L’argent, lui, cesse de parvenir régulièrement. L’entreprise devient intenable.
Un épisode marquant circule dans les archives : Kusakado Toraji, représentant de la Société, se prosterne au sol en dogeza pour reconnaître son erreur et promettre de demander de l’aide au Japon. Trop tard : la majorité décide de rentrer.
Sur le plan économique, la colonie Enomoto est un échec. Sur le plan humain, elle laisse pourtant des traces profondes.
🌱 Ceux qui restent : la première racine nikkei du Mexique
Une poignée de colons refuse de repartir. Ils rejoignent des plantations locales, fondent en 1901 la coopérative San-Ō et deviennent des spécialistes agricoles recherchés. Ils épousent des Mexicaines, apprennent l’espagnol, transmettent des savoir-faire.
Ces familles forment le premier noyau Nikkei du Mexique. Dans les villages d’Acacoyagua et d’Escuintla, leurs descendants sont aujourd’hui nombreux. Le Japon n’est parfois plus qu’une référence lointaine, mais un arrière-grand-père « japonés » reste présent dans les récits familiaux.
🛫 Sept vagues migratoires
Après Enomoto, plusieurs flux japonais marquent le Mexique :
- 1897 : la première colonie agricole au Chiapas.
- 1905-1910 : près de 10 000 travailleurs, attirés par le boom du café, des mines et du coton.
- Années 1920-1930 : pêcheurs et agriculteurs de Basse-Californie et du Nord.
- Après 1952 : migrations familiales dans un Mexique en industrialisation.
- Après 1994 : ingénieurs et techniciens attirés par les usines japonaises sous l’ALENA.
L’histoire bascule ainsi d’une utopie agricole à une diaspora moderne, visible aujourd’hui dans l’industrie automobile et les communautés urbaines.
⚠️ Seconde Guerre mondiale
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la communauté japonaise du Mexique subit surveillances, déplacements forcés et internements, sous pression des États-Unis. Beaucoup perdent leurs biens, d’autres tentent de s’assimiler pour survivre.
Face à ce traumatisme, la colonie Enomoto devient un récit refuge : celui de paysans venus cultiver du café, non d’agents d’une puissance impériale.
🎌 Acacoyagua aujourd’hui
Si vous visitez Acacoyagua ou Escuintla aujourd’hui, vous serez peut-être surpris de voir un torii rouge au centre du village, des drapeaux croisés, une place Enomoto. La mémoire de la colonie est devenue un élément d’identité locale, célébré lors des anniversaires de la migration.
Même à Mexico, un café nommé Enomoto perpétue ce lien symbolique, mêlant esthétique kissaten et clin d’œil au Chiapas.
Ainsi, une colonie qui n’a jamais vraiment fonctionné devient un mythe culturel, une source de fierté tranquille.
🌐 Ce que la colonie Enomoto dit de la mondialisation (avant la mondialisation)
En suivant ce fil, vous percevez peut-être mieux ce que cette aventure révèle :
Le projet est pensé par une élite japonaise déjà mondialisée, convaincue que déplacer des paysans à l’autre bout du monde peut résoudre une crise sociale interne.
Le gouvernement mexicain traite ses terres comme un actif économique à valoriser. Les colons japonais deviennent des arguments de modernisation.
La violence n’est pas militaire mais structurelle : promesses brisées, information incomplète, absence de filet de sécurité.
Ce qui perdure, pourtant, ce sont les histoires individuelles, les familles métissées, les pratiques agricoles en héritage. Un laboratoire de l’identité Nikkei avant même que le mot n’existe.
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