🌏 Comment des Japonais sont devenus brésiliens… puis migrants au Japon

Du premier bateau d’émigrés jusqu’aux étudiants nikkei qui font aujourd’hui des allers-retours entre São Paulo et Tokyo.

Si vous vous promenez un jour sous l’Arcade rouge de Liberdade, à São Paulo, vous aurez peut-être cette impression étrange de changer de continent sans quitter le Brésil. Torii géant au-dessus du flot de voitures, lanternes suspendues, stands de takoyaki, boutiques d’anime, bannières du Corinthians qui flottent tout de même dans le décor.

Tout semble japonais, mais vous êtes au cœur du plus grand pays lusophone du monde. Rien à voir avec un décor de cinéma ou un cosplay urbain. Ce quartier raconte cent quinze ans d’histoire partagée entre deux pays séparés par le Pacifique, mais reliés par des millions de vies.

Avant le Kasato Maru : pourquoi partir au bout du monde ?

Pour comprendre Liberdade, il faut remonter au début du XXᵉ siècle.

Côté Japon, l’ère de l’industrialisation bouleverse tout. Les usines se développent, mais les campagnes s’appauvrissent. Les petits paysans croulent sous les impôts, les exploitations se fragmentent, beaucoup peinent simplement à survivre.

Dans le même temps, les portes du Nord se ferment. Les États-Unis et plusieurs pays du Pacifique durcissent leurs politiques migratoires et réduisent drastiquement l’arrivée de travailleurs asiatiques. Pour les candidats au départ, le rêve américain devient soudain beaucoup moins accessible. Il faut trouver un autre horizon.

Cet horizon, ce sera le Brésil.

L’abolition de l’esclavage en 1888 a laissé les grandes plantations de café en manque massif de main-d’œuvre. Les élites brésiliennes veulent attirer des travailleurs étrangers, idéalement présentés comme disciplinés et prêts à accepter des contrats durs dans l’intérieur de l’État de São Paulo. Après avoir fait venir des centaines de milliers d’Européens, les regards se tournent vers l’Asie.

En 1895, le Japon et le Brésil signent un traité d’amitié, de commerce et de navigation. Sur le moment, cela ressemble à un texte diplomatique de plus. En réalité, ce traité ouvre une route migratoire qui va transformer durablement la société brésilienne.

1908 : le Kasato Maru, départ officiel d’une autre vie

Le 18 juin 1908, le vapeur Kasato Maru accoste au port de Santos. À bord, 781 Japonais, pour la plupart des paysans venus de régions rurales, ont quitté leurs villages pour travailler dans les plantations de café de l’intérieur paulista.

Sur le papier, la promesse est presque idyllique. Quelques années de travail dans les fazendas, logement et nourriture fournis, puis la possibilité de louer ou d’acheter une terre. En pratique, beaucoup découvrent des salaires bas, des dettes qui s’accumulent et des conditions de travail qui rappellent parfois la servitude.

Certains restent dans les plantations, faute d’alternative. D’autres s’échappent dès que possible pour devenir petits propriétaires, maraîchers ou commerçants. Dans leur tête, un même scénario, travailler dur, économiser, puis rentrer un jour au Japon.
Très peu imaginent alors que leurs arrière-petits-enfants seront brésiliens, parleront portugais, iront à l’école publique, écouteront du funk carioca et pourront même faire de la politique à Brasilia.

Colonies agricoles et « petits Japon » dans l’intérieur du pays

Entre 1908 et 1941, environ 189 000 Japonais débarquent au Brésil, en grande majorité dans l’État de São Paulo, puis dans le Paraná et le Mato Grosso do Sul.

Le modèle qui domine alors est celui de la colonie agricole. Des sociétés d’émigration ou le gouvernement de São Paulo installent des familles japonaises sur des lots de terres à défricher. On y cultive le café et le coton, puis progressivement légumes, fruits, riz, soie.

Très vite, ces colonies se structurent autour d’institutions japonaises. On ouvre des écoles communautaires qui enseignent en japonais, on imprime des journaux en langue nippone, on construit des temples bouddhistes ou shinto. Des associations de préfecture, les kenjinkai, entretiennent le lien avec les régions d’origine au Japon. L’objectif est moins de se fondre dans la société brésilienne que de recréer un morceau de Japon à l’étranger, en attendant un éventuel retour.

Pendant ce temps, à São Paulo, un autre type de présence japonaise se construit. Dans un quartier populaire proche du centre, Liberdade devient progressivement le point de chute des nouveaux arrivants. Pensionnats, commerces nippons, services communautaires s’y concentrent. Le quartier n’a pas encore le visage « japonais » d’aujourd’hui, mais les bases sont posées.

La Seconde Guerre mondiale : être japonais dans un pays allié

La Seconde Guerre mondiale va faire exploser cet équilibre fragile.

En 1942, le Brésil rejoint les Alliés et déclare la guerre à l’Allemagne, à l’Italie et au Japon. Du jour au lendemain, les ressortissants japonais deviennent les citoyens de la nation ennemie.

L’État brésilien adopte alors une politique nationaliste dure. Interdiction de parler japonais en public, fermeture des écoles nippones, censure des journaux en langue étrangère, restriction des déplacements. Les radios japonaises sont confisquées, les correspondances surveillées, plusieurs milliers de personnes sont arrêtées ou expropriées. Pour une communauté qui vivait tournée vers l’archipel, le choc est immense.

Pour replacer cet épisode dans le théâtre plus large de la guerre du Pacifique, vous pouvez jeter un œil à l’article « Japon VS USA : la guerre du Pacifique en bref » sur dondon.media, qui résume les grandes étapes du conflit en Asie et dans le Pacifique.

À la fin de la guerre, un phénomène particulièrement déroutant apparaît au sein de la communauté nippobrésilienne. Une partie des immigrés refuse de croire à la défaite du Japon. Naît alors la Shindo Renmei, organisation ultranationaliste qui divise les Japonais du Brésil en 2 camps, les kachigumi, qui croient à la victoire de l’Empire, et les makegumi, réalistes considérés comme des traîtres. Le conflit dégénère en agressions et même en assassinats dans certaines colonies, laissant des cicatrices durables.

Cet épisode contribue pourtant à un tournant silencieux, les enfants nés au Brésil commencent peu à peu à se détacher de l’idée d’un retour au pays d’origine. Leur avenir se projette désormais du côté du Brésil.

Après-guerre : de l’étranger perpétuel au Japonais brésilien

Après 1945, un nouveau cycle migratoire s’ouvre. De nouveaux arrivants quittent le Japon pour le Brésil jusqu’aux années 1970, autour de 250 000 personnes supplémentaires. Mais le paysage a changé.

Les descendants nés au Brésil, les nisei puis les sansei, sont scolarisés en portugais, fréquentent l’école publique, grandissent au milieu d’autres enfants italiens, portugais, afro-brésiliens. Les mariages mixtes se multiplient. La mobilité sociale augmente: beaucoup quittent les champs pour devenir commerçants, ingénieurs, médecins, fonctionnaires.

Les statistiques montrent que les Nippo-Brésiliens sont surreprésentés dans les professions qualifiées et affichent en moyenne un niveau d’étude et de revenus plus élevé que la moyenne nationale. Cette réussite sociale visible nourrit le stéréotype du « Japonais travailleur, discret, bon élève ».

Dans la culture populaire, l’image du « japonês da pastelaria » incarne à la fois l’intégration économique et la persistance des clichés. Le Japonais reste souvent perçu comme quelqu’un « d’origine étrangère », même au bout de trois ou quatre générations nées au Brésil.

Liberdade aujourd’hui : décor instagrammable et quartier vivant

Revenons à Liberdade, ce quartier qui attire maintenant touristes, influenceurs et foodies de tout le pays.

On le présente souvent comme le plus grand quartier japonais du monde hors du Japon. La réalité est plus nuancée, mais Liberdade est bel et bien un symbole: celui d’un Japon brésilien, devenu au fil du temps un hub asiatique où se côtoient désormais Japonais, Sino-Brésiliens, Coréens et d’autres communautés.

Torii monumental, lanternes, enseignes en kanji, karaokés, festivals de Tanabata, matsuri du Nouvel An, la mise en scène japonaise est partout, du mobilier urbain aux événements culturels. Mais derrière les photos parfaites pour Instagram, il y a un écosystème bien réel.

On y trouve le Musée de l’immigration japonaise, qui conserve des valises d’époque, des registres du Kasato Maru, des photos de familles fraîchement débarquées. Des médias communautaires, radios ou journaux bilingues, entretiennent le lien entre les différentes générations. Un dense réseau d’associations anime clubs sportifs, groupes de danse, chorales, ONG d’entraide.

Liberdade est aussi un laboratoire de culture pop. Cosplay, boutiques d’anime, cafés à thème, K-pop, street food fusion, temaki à la feijoada ou karaage dans du pão francês, tout y témoigne d’une hybridation constante entre Japon, Brésil et reste de l’Asie.

Combien de Nippo-Brésiliens aujourd’hui ?

Compter la population d’origine japonaise au Brésil n’est pas si simple. Tout dépend de la façon dont on définit « être d’origine japonaise » et de la profondeur généalogique que l’on retient.

Les estimations tournent autour de 1,9 à 2,7 millions de personnes.
Vers 2006, certains chercheurs parlent déjà d’environ 1,9 million de personnes d’origine japonaise. En 2017, une association nikkei arrive à un chiffre similaire. En 2022, le ministère japonais des Affaires étrangères évoque autour de 2 millions de descendants. Certaines communications officielles brésiliennes montent jusqu’à 2,5 ou 2,7 millions en incluant les métis dont une part seulement de l’ascendance est japonaise.

Un point fait consensus, le Brésil abrite la plus grande communauté d’origine japonaise au monde, loin devant les États-Unis ou le Pérou. Pour replacer ces chiffres dans le cadre plus large de la diaspora japonaise mondiale, l’article « Les Japonais dans le monde » sur dondon.media propose un panorama clair des nikkeijin aux quatre coins de la planète.

Années 1980 : quand les Nippo-Brésiliens deviennent migrants au Japon

À partir du milieu des années 1980, l’histoire se renverse.

Le Brésil entre dans une période de crise économique profonde, marquée par l’hyperinflation et un chômage massif. De l’autre côté du Pacifique, le Japon vit au contraire une bulle de prospérité et manque de main-d’œuvre pour les emplois peu qualifiés dans l’industrie.

En 1990, Tokyo modifie sa législation migratoire. Les descendants de Japonais jusqu’à la troisième génération obtiennent des conditions d’accès au visa de travail plus favorables. Des dizaines de milliers de Nippo-Brésiliens partent au Japon comme dekassegui, travailleurs migrants « temporaires » employés dans l’automobile, l’électronique ou les usines de pièces détachées.

Paradoxalement, ces Brésiliens d’origine japonaise sont souvent perçus au Japon comme des étrangers latinos, ne parlant pas ou peu la langue, avec des habitudes jugées « brésiliennes » et bruyantes. Problèmes de scolarisation pour les enfants, discriminations, difficultés à se sentir pleinement chez soi, la situation n’a rien d’un retour simple aux origines.

Après l’éclatement de la bulle japonaise au début des années 1990, puis la crise de 2008, beaucoup rentrent au Brésil, parfois sans attaches solides ni d’un côté ni de l’autre.

Pour mieux saisir ce mouvement de va-et-vient et la place des Brésiliens dans les statistiques migratoires japonaises récentes, vous pouvez consulter l’article « L’évolution des immigrés au Japon » sur dondon.media, qui revient notamment sur les politiques vis-à-vis des travailleurs brésiliens d’origine japonaise.

Ce qui se dessine alors est une identité nikkei à cheval sur deux pays, traversée par les allers-retours entre fazendas de café, quartiers ouvriers de Nagoya et rues de Liberdade.

Religions, politique, culture : une communauté bien visible

Longtemps, la communauté nipo-brésilienne a été perçue comme discrète politiquement. En réalité, elle a investi un grand nombre de domaines.

Sur le plan religieux, la majorité des Nippo-Brésiliens sont catholiques, effet combiné des mariages mixtes et de l’évangélisation brésilienne. Mais il existe aussi des communautés bouddhistes, shintoïstes, ainsi que des mouvements religieux venus du Japon comme Seicho-No-Ie ou Perfect Liberty.

En politique, plusieurs descendants de Japonais ont occupé des mandats de maires, députés, sénateurs. La figure la plus connue reste souvent Mário Covas, gouverneur de l’État de São Paulo et d’ascendance partiellement japonaise, mais bien d’autres élus locaux sont également nikkei.

Dans les arts et la culture, la présence est tout aussi forte. On trouve des écrivains, des mangakas installés au Brésil, des musiciens qui mélangent enka et MPB, des chefs qui popularisent une « cozinha nikkei » où sashimi, moqueca et tucupi se rencontrent dans une même assiette.

Le Festival do Japão, gigantesque événement annuel à São Paulo, condense cette visibilité. On y croise stands de préfectures japonaises, concours de cosplay, ateliers de cuisine et discours de politiciens, le tout dans un même espace où se mêlent générations, classes sociales et origines diverses.

Modèle d’intégration ou mythe ?

Vu de loin, l’histoire des Japonais au Brésil est parfois racontée comme un conte exemplaire, travail acharné, ascension sociale régulière, intégration harmonieuse.

La réalité est plus complexe.

Il y a eu, et il existe encore, des formes de discrimination raciale, de moqueries, de violence, particulièrement pendant la guerre. Les injonctions à être à la fois un « bon Brésilien » et un gardien des « valeurs nippones » ont créé leurs propres tensions familiales et identitaires.

Le mythe du « modèle asiatique », travailleur et silencieux, peut aussi servir à opposer les groupes entre eux en soulignant la réussite supposée de certains pour minimiser les difficultés d’autres communautés racisées, notamment noires ou indigènes.

Les débats contemporains sur race, classe et identité au Brésil intègrent de plus en plus l’expérience nikkei aux côtés des autres diasporas asiatiques. La présence japonaise oblige à penser la diversité brésilienne autrement que sur le seul axe Blanc / Noir / Indigène.

Une histoire qui continue

En 2023, le Brésil célébrait les 115 ans de l’immigration japonaise. En 2025, la visite officielle de la princesse Kako pour les 130 ans des relations diplomatiques entre les deux pays a rappelé le poids symbolique de cette communauté, évaluée autour de 2,7 millions de personnes lors de cette commémoration.

Entre São Paulo et Tokyo, le trafic humain n’a jamais cessé, étudiants en échange, artistes, traders, influenceurs food, retraités partis travailler quelques années au Japon avant de revenir monter une pâtisserie de dorayaki à Curitiba.

L’histoire des Japonais au Brésil n’est pas un chapitre figé dans un manuel d’histoire ou dans les archives jaunies du Kasato Maru. C’est une circulation permanente de personnes, de recettes, de mots, de références pop, entre deux pays qui aiment parfois se penser comme des mondes à part, mais qui partagent aujourd’hui un élément très concret, des millions de gens qui appartiennent aux 2 à la fois.

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